SOCIOLOGIE COGNITIVE
La sociologie cognitive de Cicourel
Le problème de cette stratégie est qu’elle accorde aux agents ordinaires des « compétences » (de membre) abstraites dont la nature demeure très mystérieuse selon Laurence Kaufmann (2011). Cette difficulté a bien été ressentie par un élève de Garfinkel, Aaron Cicourel. Dans un ouvrage précisément intitulé La Sociologie cognitive (1979), il montre que les interactions quotidiennes seraient impossibles sans un appareillage cognitif complexe permettant aux acteurs de s’adapter de manière fluide aux multiples exigences de la vie sociale. En s’inspirant du linguiste Noam Chomsky, il fait l’hypothèse que les procédés qui nous permettent d’interpréter notre environnement social sont analogues à la « structure profonde » qui sous-tend la compréhension et la production des énoncés linguistiques.
La démarche sociologique proposée par Cicourel se veut ainsi résolument ouverte et intégrative, avec des niveaux d’analyse distincts mais inséparables. La perspective « structurale » permet, notamment grâce aux données agrégées proposées par les différentes méthodes quantitatives (statistiques, démographie, sondages, etc.), d’obtenir une sorte de « photographie » d’un ensemble social à un moment donné. Mais cet exercice, fortement médiatisé par des outils technologiques et mathématiques, renvoie à des objets abstraits, à des inobservables largement mis en scène par une pratique plus ou moins explicite de manipulation de données. Il doit être complété par une deuxième perspective, celle des « interactions sociales » qui peuvent être décrites au moyen d’observations fines sur le « terrain ». Enfin, la perspective « cognitive » a pour objectif d’identifier les différentes procédures psychologiques recrutées par les acteurs sociaux impliqués dans les interactions sociales.
Très tôt sensible à l’idée de « cognition distribuée », Cicourel relève également que les processus cognitifs qui rendent possibles les interactions sociales ne se déroulent pas qu’en « circuits fermés » dans les cerveaux. Il distingue en effet entre (a) l’information traitée au sein des esprits individuels, (b) l’information qui est produite en commun et distribuée entre plusieurs esprits, et enfin (c) les artefacts qui permettent de « stocker » de l’information hors des cerveaux.
Saisir les interactions sociales
Dans la conception de Cicourel, la sociologie cognitive occupe ainsi une place de choix puisqu’elle vise à mettre en évidence les processus cognitifs sur lesquels repose l’ajustement des individus à leur environnement social. Il convient de préciser que ce dernier comporte en fait deux grands types de phénomènes qui doivent être pris en charge par les esprits individuels (Laurence Kaufmann et Fabrice Clément, 2003). D’une part, les individus interagissent au sein de groupes socialement structurés. En effet, les communautés humaines mettent en jeu de nombreuses relations et positions sociales auxquelles correspondent des comportements « attendus ». Un supérieur hiérarchique, par exemple, ne dispose pas des mêmes droits et obligations qu’un individu qui occupe une position subalterne. Un des objectifs majeurs de la socialisation consiste d’ailleurs à détecter les relations sociales pertinentes et à saisir les normes qui informent les comportements des uns et des autres. La condition humaine étant indissociable de ce tissu de relations sociales, il est probable que certaines capacités cognitives spécifiques se soient développées pour permettre la saisie rapide des normes qui gouvernent ou du moins régulent les interactions. Si l’existence d’une telle capacité cognitive est largement admise par les psychologues, à défaut des sociologues, sa nature est plus controversée. Pour de nombreux chercheurs, la « cognition sociale » relèverait en fait d’une « psychologie naïve ». Les humains[...]
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Écrit par
- Fabrice CLÉMENT : professeur ordinaire à l'université de Neuchâtel (Suisse)
Média
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