TRAVAIL SOCIOLOGIE DU
De l'âge d'or de la sociologie du travail à sa crise présente
Georges Friedmann, Pierre Naville et Alain Touraine
La naissance de la sociologie du travail proprement dite est donc associée au nom de Georges Friedmann (1902-1977). Dans l'entre-deux-guerres, ce jeune philosophe d'obédience marxiste s'était attaché, contre les contempteurs spiritualistes du progrès, à penser le monde industriel nouveau qu'il espérait alors en construction dans la jeune Union soviétique, mais aussi, à certains égards, aux États-Unis. C'est dans ce contexte qu'il s'était intéressé aux modernes « prophètes » industriels qu'étaient à ses yeux Frederick Taylor et Henry Ford, mais aussi à toute la tradition de psychophysiologie du travail, souvent d'ailleurs très critique à l'égard de Taylor. Sa thèse, préparée avant et pendant la guerre et soutenue en 1946, a fourni l'ouvrage séminal de la sociologie du travail française. Après la guerre, renonçant au marxisme de sa jeunesse et de plus en plus préoccupé par la « déshumanisation » du travail consécutive à l'industrialisation, Friedmann devient un critique inquiet du Travail en miettes, titre de son plus célèbre ouvrage, paru en 1956.
Au-delà de son œuvre propre, Friedmann a joué un rôle essentiel dans le développement de la sociologie du travail en fournissant à ses disciples la possibilité de mener sur le terrain industriel les premières enquêtes sociologiques systématiques françaises. Le destin singulier d'un penseur a rencontré ici une conjoncture historique : celle de la reconstruction d'après-guerre, qui a conduit les pouvoirs publics français et européens (Communauté européenne du charbon et de l'acier) à commanditer des enquêtes sur « les résistances des travailleurs au changement technique », dans un contexte marqué par l'influence des partis communistes et les tensions de la guerre froide, où l'on s'inquiétait encore de la stabilité politique de la classe ouvrière.
L'étude la plus représentative de cette sociologie friedmannienne, qui fut aussi la plus influente, reste sans conteste celle qu’Alain Touraine (1925-2023) mena sur lesusines Renault en 1948-1949 et qu’il publia en 1955. Dans cet ouvrage, ce jeune agrégé d'histoire proposait une périodisation de l'organisation industrielle en trois « phases » : la phase A, caractérisée par le « travail professionnel » et des machines polyvalentes ; la phase B, où la « spécialisation » du travail ouvrier accompagnait celle des machines ; la phase C, encore en germe, où l'automation rendrait possible une recomposition et une « revalorisation sociale » du travail. L'étude du passage, aux usines Renault, de la phase A à la phase B permettait à Touraine de présenter une analyse fouillée de l'organisation taylorienne du travail dans la grande industrie ; l'évocation de la phase C, jugée trop aventureuse par Friedmann dans la préface qu'il donna à l'ouvrage de son disciple, annonçait quant à elle les travaux de Pierre Naville sur l'automation.
Pierre Naville (1904-1993) est souvent cité au côté de Georges Friedmann comme le cofondateur de la sociologie du travail française. Cet ancien surréaliste, ami et secrétaire de Léon Trotski pendant la période européenne de son exil, était entré en 1946 comme psychologue au CNRS avant de rejoindre le Centre d'études sociologiques. Son œuvre considérable, marquée par un attachement sans faille mais non dogmatique au marxisme, va de la psychologie de l'enfant à l'épistémologie sociologique, en passant par l'étude des philosophes matérialistes du xviiie siècle, la polémologie, la sociodémographie de l'emploi. Il reste connu par les sociologues du travail pour sa codirection avec Friedmann (en fait, plutôt[...]
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Écrit par
- François VATIN : professeur de sociologie à l'université de Paris Nanterre, co-directeur du master de sciences économiques et sociales
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