TRAVAIL SOCIOLOGIE DU
Intelligence artificielle, ubérisation et télétravail
Les inquiétudes relatives à la fragilisation des anciennes sociétés industrielles construites sur le principe de centralité du travail salarial sont alimentées par trois autres tendances qui, elles aussi, n’ont rien de fondamentalement nouveau.
La première est l’émergence, sous le nom d’intelligence artificielle (IA), de technologies susceptibles de remplacer le travail humain dans des fonctions qui lui étaient jusqu’alors réservées. Cette crainte du remplacement de l’homme par la machine est aussi ancienne que l’industrie elle-même et, dès la fin du xviiie siècle, avait alimenté le mouvement des « luddites » – qui brisaient les machines. Elle était formulée, dans des termes équivalents à ceux que l’on trouve aujourd’hui, ou encore dans les années 1950-1960 au moment du débat sur l’automation. À chaque fois, ces craintes ont été démenties par l’expérience. Les nouvelles techniques, à toute époque, détruisent des emplois, provoquant des crises sociales dans les secteurs touchés, mais pas « l’emploi » en toute généralité. Il est peu probable que cette vague technique en lien avec l’IA diffère des précédentes en la matière. Mais, assurément, elle est en train de transformer le travail, qu’il faut donc continuer à observer dans son contenu, sa matérialité, et non sous le seul prisme de l’emploi.
Toujours sous le registre de l’emploi, un débat s’est ouvert sur le thème d’une tendance à la désalarisation qui serait portée par le modèle d’Uber, société de transport urbain de voyageurs en véhicules particuliers, donnant même lieu au substantif d’« ubérisation ». Cette thématique est paradoxale puisque, non seulement le salariat se développe à l’échelle mondiale comme on l’a vu, mais que, même dans les anciennes sociétés salariales, il reste hégémonique, mobilisant 90 % de la population active. L’idée est que les nouvelles technologies pourraient permettre, sous la forme du « capitalisme de plateforme », de substituer à la relation salariale une relation marchande où l’assujettissement passerait par une technologie permettant le contrôle à distance. Une version radicale de cette tendance est le « travail du clic », c’est-à-dire l’exploitation par les grandes firmes présentes sur Internet du « travail » bénévolement assuré par le public qui, en « cliquant », leur fournit des informations qu’elles exploitent à leur profit.
Il faut noter d’abord que le cadre juridique qui organise la société salariale est resté inchangé et que ce qui définit le lien salarial est précisément la « subordination juridique et technique ». Quand celle-ci est patente dans le « capitalisme de plateforme », les tribunaux sont fondés à « requalifier » une relation qui se présente comme marchande en relation salariale, ce qu’ils ont pu faire d’ailleurs, en France comme ailleurs dans le monde, concernant les « chauffeurs Uber ». La question est donc alors de savoir pourquoi cette demande de requalification n’est pas plus massive. Il faut à cet égard noter que, contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, le développement d’Uber n’a pas conduit à la désalarisation d’une profession, car le secteur du taxi a toujours été marqué par la logique de l’indépendance, laquelle peut être associée à des formes de coordination centralisée (les centrales d’appel téléphonique qui sont anciennes) ou à un pur capitalisme archaïque : les sociétés louent des véhicules à des chauffeurs, qui ne sont dès lors pas propriétaires de leur outil de travail et payent une rente, souvent exorbitante, au loueur pour pouvoir travailler.
Loin de constituer une innovation sociale radicale, « l’ubérisation » nous renvoie donc, sur la base de technologies renouvelées, à l’histoire longue du salariat. Elle souligne[...]
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Écrit par
- François VATIN : professeur de sociologie à l'université de Paris Nanterre, co-directeur du master de sciences économiques et sociales
Classification
Médias
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