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SOCIOLOGIE La démarche sociologique

Questions de mots

Gaston Bachelard avait insisté sur le fonctionnement polémique de la raison scientifique, et à sa suite, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron avaient voulu montrer qu'en sociologie le fait social est conquis, construit et vérifié. Sans vouloir entrer dans le débat sur les rapports entre la réalité du sens commun et la réalité envisagée par la science, on a de bonnes raisons d'estimer que la démarche sociologique comporte, pour une part importante, une critique des apparences. Si l'on peut se défier des usages ordinaires du langage, c'est surtout parce que ceux-ci tendent à favoriser des affirmations pourvues d'un statut quasi théorique. Par exemple, une conception morale et politique de deux humanités hiérarchisées est à l'œuvre dans une certaine vision savante du « populisme » qui stigmatise la fascination des gens « non instruits » pour les « démagogues ». Le rôle du sociologue est de faire le tri dans les mots, distinguant les attributs qui demandent à être écartés en raison d'une équivocité interne et ceux qui méritent d'être utilisés, moyennant parfois quelques précautions. Or toute sélection de traits pertinents enferme des présupposés théoriques : elle pose une distinction entre ce qui compte vraiment et ce qui ne compte pas, entre ce qui existe vraiment et ce qui n'existe pas, ou seulement de façon apparente.

Cette défiance envers les données premières offertes aux intuitions de sens commun se retrouve pour la délimitation de la population ou du domaine à étudier. On ne peut se voir imposer les limites de l'objet par les circonstances contingentes ou par des routines de l'existence quotidienne. À la différence de l'objet préconstruit par des classements administratifs, juridiques, politiques, économiques, journalistiques, idéologiques, l'objet construit possède un degré élevé de cohérence. Les catégories d'âge qui semblent commander à peu près universellement des découpages de type jeunesse, mâturité et vieillesse ne sauraient être acceptées telles quelles. Au moins deux précautions sont requises : prendre au sérieux la valeur différentielle des termes ; envisager les modalités différentielles des rapports entre les âges selon les groupes sociaux, les institutions, etc. Ce qui signifie, d'une part, que les frontières sont mobiles et, d'autre part, que les modes de vieillissement social diffèrent en fonction des caractéristiques des univers concernés (être un jeune ou un vieux physicien n'a pas la même valeur qu'être un jeune ou un vieux rocker, romancier, évêque). L'âge apparaît ainsi moins comme une donnée que comme un enjeu.

S'il est un point sur lequel le sociologue se distingue du physicien, c'est bien celui des rapports entre langage ordinaire et langage scientifique. Le travail de construction doit échapper à plusieurs tentations. La première est la tentation littéraire qui consiste à faire (ou à laisser) jouer de façon non contrôlée la magie des mots à travers des formules suggestives, des métaphores, des images issues des sciences physiques ou des médias (l'« explosion », l'« implosion »...). À l'opposé, la tentation formaliste repose sur l'illusion d'épurer le langage grâce à l'adoption d'un symbolisme abstrait, d'un appareil de définitions et de conventions qui suffirait à neutraliser les visions profanes. Les deux tentations ont en commun de faire l'économie d'une analyse des questions de mots, de leur teneur implicite et des croyances qu'ils enferment. Ainsi, faute d'apercevoir ce qu'il doit à son point de vue savant, et à la propension à penser le monde comme un texte à déchiffrer, le sociologue peut être porté à accorder une forme de réalité et d'efficience à des tendances[...]

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  • : directeur de recherche émérite au C.N.R.S.

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