SOCIOLOGIE POLITIQUE DES RUMEURS (P. Aldrin)
Dans Sociologie politique des rumeurs (P.U.F., Paris, 2005), Philippe Aldrin relève le défi d'analyser raisonnablement le phénomène des rumeurs, objet au premier abord impalpable et irrationnel, au contenu apparemment évanescent et mensonger, et dont ceux qui l'entendent refusent de reconnaître participer de facto à sa propagation.
Les représentations ordinaires de la rumeur en font à la fois un phénomène pathologique et le symptôme des évolutions de la société. L'approche pathologique définit les rumeurs comme un système communicationnel de crise. Le schéma analytique est alors le suivant : l'état d'angoisse engendré par une situation d'anomie produit un abaissement de la vigilance et de la rationalité des acteurs ; cette détérioration du jugement favorise l'émergence de rumeurs dont le message irrationnel possède des propriétés cathartiques. Ainsi, la rumeur est souvent considérée comme une maladie de l'inconscient collectif, produit déraisonnable et inquiétant d'un fantasme de groupe, ou comme un effet de l'anomie sociale, née des effets incontrôlés de la modernisation rapide des sociétés contemporaines. Ces théories sont souvent implicitement conçues dans une optique curative ou instrumentale : comment lutter contre la rumeur ?
À rebours de ces interprétations, Philippe Aldrin insiste sur la nécessité d'une approche empirique et sociologique de la rumeur, attentive à ses modalités de survenue et au contexte de sa propagation. Pour lui, « l'échange de rumeurs n'est au fond qu'une des activités routinières des réseaux sociaux de communication ; activité dont l'intensité s'ajuste à la fluidité sociale de l'information politique et aux tensions émotionnelles qui tiraillent les membres de la population ».
La rumeur porte sur des types d'information qui ne sont pas couverts par les institutions légitimes et publiques de diffusion de l'information. Touchant aux relations sentimentales des vedettes du cinéma ou de la chanson, la rumeur a forcément une durée de vie courte tant sont nombreux les organes de presse susceptibles de diffuser les photos des nouvelles amours et peu dissuasives les mesures de rétorsion disponibles. Au contraire, le milieu politique va posséder une plus forte capacité à faire respecter les limites de ce qui n'est pas susceptible d'être décrit. Le registre de la rumeur est donc borné par les normes officielles de l'énonciation légitime propre à chaque milieu social et par les capacités de sanction de ses membres dominants. Dire la rumeur, c'est dire le secret. Le secret recouvre ce qui peut parfois être largement connu mais ne peut être énoncé légitimement par les acteurs susceptibles de dire la réalité du monde (porte-parole, journalistes, etc.). Dans cette perspective, le phénomène ne découle pas de l'anomie ou d'un contexte de crise, mais relève des contraintes ordinaires des échanges sociaux d'information.
Philippe Aldrin analyse une grande diversité de rumeurs intéressant la scène politique française en recherchant dans chaque cas les modalités de survenue et de déroulement de ces phénomènes : rumeurs annonçant la dissolution de l'Assemblée en 1997, rumeurs consécutives à la mort de Yann Piat en 1994 et à la publication d'un livre sur l'affaire, rumeurs ayant cours pendant la première période de cohabitation, rumeurs touchant les femmes en politique, en particulier Édith Cresson et Catherine Trautmann, etc. Deux cas sont particulièrement développés, l'un portant sur la vie politique d'un village des Bouches-du-Rhône, l'autre consacré à la profanation du cimetière de Carpentras en 1990.
Dans le village de Picoureaux, à mi-chemin des zones de diffusion de deux journaux régionaux, la vie politique, mal restituée, ne peut s'énoncer que par[...]
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Écrit par
- Philippe JUHEM : maître de conférences en science politique à l'université de Strasbourg-III
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