SOCRATE (469-399 av. J.-C.) ET ÉCOLES SOCRATIQUES
Socrate n'est pas un philosophe parmi les autres ; il est le totem de la philosophie occidentale. En chaque pensée qui s'éveille et s'interroge, il revit ; en chaque pensée qu'on humilie ou qu'on étouffe, il meurt à neuf. La place exceptionnelle qu'il tient dans notre culture est celle du héros fondateur, du père originaire, qui s'enveloppe dans une obscurité sacrée, et que chacun porte en soi comme une présence familière. Il appartient inséparablement à l'histoire et au mythe de l'esprit. Nous ne connaissons avec certitude presque aucune de ses pensées, et nous le reconnaîtrions dans la rue. Lui qui n'écrivit rien, des monceaux de livres interrogent son énigme ; lui qui n'enseigna rien, des systèmes colossaux se réclament de son patronage. Le vrai Socrate est peut-être à jamais enseveli sous sa légende, qui personnifie en lui la conscience philosophique, unité de la conscience intellectuelle et de la conscience morale. L'avènement radical que la tradition lui attribue est, dans une large mesure, une illusion rétrospective, que chacun du reste formule à sa façon. Sa rupture avec les « présocratiques » et son antagonisme avec les sophistes furent peut-être moins profonds qu'il n'y paraît ; et la pensée grecque est sans doute moins « socratocentrique » qu'elle ne se présente. Cela dit, il faut bien qu'il y ait eu en cet homme de quoi rendre possibles et la ciguë et Platon.
Comment nous connaissons Socrate
Nous n'atteignons Socrate qu'indirectement, par les reflets qu'en donnent des écrivains très différents les uns des autres, et qui n'ont guère en commun que de n'avoir pas voulu faire œuvre d'historiens. Il devint très tôt le personnage central d'un véritable genre littéraire, la « discussion socratique », qui servit de mode d'expression philosophique à une génération entière ; encore n'avons-nous gardé qu'une partie de cette production. Il faut mettre à part l'image que donne de lui la comédieLes Nuées d' Aristophane : c'est la plus ancienne et la plus inattendue, celle d'un maître à penser ridicule et dangereux ; caricature que l'historien ne peut négliger, et que le procès de 399 empêche de trouver tout à fait drôle. Les textes essentiels de Xénophon et de Platon, postérieurs à la mort du sage, visent à défendre sa mémoire et à illustrer son action. Xénophon (né en 430) avait connu et fréquenté Socrate. Esprit prosaïque et assez conventionnel, il a souvent été tenu pour le témoin par excellence, à raison même de sa médiocrité ; mais l'on ne peut jurer que la médiocrité soit une condition favorable pour peindre Socrate. Avec Platon (né en 427) le problème est inverse. Socrate est partout, ou presque, dans son œuvre ; mais c'est un Socrate toujours plus profondément repensé, repris en sous-œuvre, rattaché aux conditions métaphysiques ultimes de sa propre possibilité ; de sorte que l'on passe, sans frontière visible, du Socrate de fait à un Socrate de droit, et que toutes les positions ont pu être prises sur la valeur documentaire du témoignage platonicien. On a parfois cru trouver dans les quelques notations d' Aristote le moyen de déterminer ce qui appartient en propre à Socrate. Né en 384, vingt ans familier de l'académie platonicienne, Aristote, bien qu'il n'ait pas connu le maître de son maître, a pu recueillir des informations de première main et les consigner avec un esprit libre de toute fascination. Mais il est philosophe, et son histoire de la philosophie, chargée d'intentions justificatrices, n'est pas exempte de reconstitutions rétrospectives. Au total, ces sources sont déjà des interprétations ; en dehors des maigres vestiges d'une tradition antisocratique (Polycratès, Aristoxène), les textes postérieurs en dépendent pour tout[...]
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Écrit par
- Jacques BRUNSCHWIG : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
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