SOLFÈGE
L'évolution du monde sonore
L'évolution du monde musical, de la fin du xixe siècle à nos jours, est un phénomène considérable, qui va curieusement de pair avec l'évolution des sciences. L'une comme l'autre répondent à une soif de renouveau et, pour les arts, à une recherche d'expérimentation touchant les moyens d'expression. Tout commence avec Claude Debussy, non pas que le génial auteur du Prélude, de Pelléas, de La Mer, ait créé de nouveaux accords : tous sont « chiffrables » d'après les principes des traités d'harmonie, mais ils transgressent ces derniers dans leur mode de succession.
Doit-on en conclure que le solfège a perdu ses droits ? Disons plutôt que l'éducation de l'oreille, au point où nous l'avons laissée, va évoluer. Son étude permettra aux interprètes, confrontés aux œuvres novatrices, d'affiner leur « prise de conscience sonore ». Tel fut le cas d'un Pierre Monteux, créateur du Sacre, de Marya Freund, qui présenta Pierrot lunaire à Paris.
Deux compositeurs, pourtant très différents, Igor Stravinski et Darius Milhaud, modifièrent sensiblement la notion d'accord. Alors que l'auteur du Sacre écrit des polyharmonies assez agressives (Les Augures printaniers), le second n'hésite pas à échafauder onze sons, le douzième apparaissant dans la partie supérieure (Les Chœphores, « Incantation », dernière mesure). Et, pourtant, assez paradoxalement, le sentiment tonal, bien que complexe, demeure sensible chez ces deux compositeurs dans les modulations et les cadences.
C'est Arnold Schönberg qui, le premier, avec le Quatuor à cordes no 2, en 1908, détruit ce sentiment tonal. Il est inutile de souligner que la lecture des œuvres atonales n'a plus rien à voir avec les principes du solfège tels qu'ils sont enseignés dans les conservatoires.
Quoi qu'il en soit, cette évolution du langage musical implique, pour l'auditeur, un nouveau mode d'écoute ; celui-ci s'est progressivement effectué grâce aux Concerts du Domaine musical créés en 1953 (au Petit Marigny) par Pierre Boulez dont Le Marteau sans maître (1954-1957) a marqué aussitôt la célébrité. Parmi les ouvrages théoriques qu'il a écrits, citons Penser la musique aujourd'hui (1964), où il pousse les problèmes posés par le dodécaphonisme jusqu'à leur plus extrême complexité. Bien peu de musiciens, voire de compositeurs, sont à même d'« entendre », à la simple lecture, les œuvres des trois compositeurs viennois (Alban Berg, Arnold Schönberg, Anton Webern). Le seul lien que conservent les partitions dodécaphoniques avec la musique du passé est celui du tempérament égal qui permet de diviser l'octave 2/1 en douze demi-tons égaux... notion qui va disparaître.
Pierre Boulez, dans son livre La Musique en projet, n'hésite pas à déclarer que les musiques expérimentales (que j'appellerai plus volontiers « recherches sonores expérimentales ») remettent à peu près tout en question, à commencer par le solfège, qui se trouve radicalement éliminé, ne serait-ce que parce que chaque compositeur utilise une notation qui lui est propre. De plus, cette notation, purement schématique, est musicalement illisible, et ne permet aucunement d'« entendre » les signes, codes, figures, destinés à représenter les objets sonores, fondement des recherches expérimentales. Pierre Schaeffer a tenté d'établir un « solfège concret » (Solfège de l'objet sonore, 1963-1966). Mais cette entreprise demeure discutable.
Cette réserve faite, il ne conviendrait pas de condamner une initiative créatrice au nom d'un principe pédagogique, à condition toutefois que cette création soit valable. Le Chant des adolescents (d'après le Livre de Daniel) et Spirale de Karlheinz Stockhausen, Le Voile d'Orphée, L'Apocalypse[...]
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Écrit par
- Robert SIOHAN : inspecteur général de la Musique, compositeur, chef d'orchestre
Classification
Média
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