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CALLE SOPHIE (1953- )

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Rituels d'appropriation

L'exposition-rétrospective, organisée par le Centre national de la photographie à l'hôtel Salomon de Rothschild, en 1998, s'intitulait, quant à elle, Doubles-jeux et rassemblait un ensemble, plein de séduction, mélangeant des séries (Rituels d'anniversaires, Suite vénitienne, Le Détective, Les Hôtels, Gotham Handbook, Les Menus, Des journées entières sous le signe du B du C du W). Fragments de textes, artefacts, procédures, installations se déroulaient comme des « jeux de pages », jeux du récit et du non-récit, jeux de l'écriture et de l'image, entre le protocole expérimental et l'aléatoire, voire le happening.

Jeux de chassés-croisés, aussi. L'exposition donnait lieu en effet à un tête-à-tête avec le romancier new-yorkais Paul Auster qui, dans son livre Léviathan, paru en 1993, s'était inspiré de la plasticienne, en ces termes : « Au début elle me faisait un peu peur, je la soupçonnais d'un rien de perversité (qui rendait nos premiers contacts assez excitants), mais avec le temps je compris qu'elle était seulement une excentrique, un être peu orthodoxe, vivant sa vie en fonction d'un ensemble de rites bizarres et personnels. Pour elle, chaque expérience représentait une aventure en soi, créatrice de ses propres risques et de ses propres limites, et chacune de ses entreprises entrait dans une catégorie distincte de toutes les autres [...]. Certains la disaient photographe, d'autres la qualifiaient de conceptualiste, d'autres encore voyaient en elle un écrivain, mais tout bien considéré, je pense qu'il était impossible de la ranger dans une case. Son travail était trop fou pour cela, trop personnel pour être perçu comme appartenant à une technique ou à une discipline particulières.

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Des idées s'imposaient à elle, elle menait à bien des projets, des réalisations concrètes pouvaient être exposées dans des galeries, mais cette activité naissait moins d'un désir de création artistique que du besoin de céder à ses obsessions, de vivre sa vie exactement comme elle l'entendait ».

Relançant et reprenant à son compte la fiction, Sophie Calle décida de « faire comme Maria », sa doublure névrotique. Journal de bord et appareil photo en main, elle se mit au « régime chromatique » pendant une semaine : aliments d'une seule couleur (orange le lundi, rouge le mardi, blanc le mercredi, vert le jeudi, jaune le vendredi, rose le samedi). D'autres journées se passèrent sous le signe d'une lettre de l'alphabet. Ainsi, le 14 mars 1998, jour du W, elle prit le train pour la Wallonie, avec W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec, du whisky, un walkman, la Walkyrie de Wagner, un livre sur le photographe Weegee...

Enfin – comble de la subordination –, Sophie Calle réclama à Paul Auster un programme d'actions à réaliser pendant une période d'un an. Celui-ci rédigea donc des Instructions personnelles pour Sophie Calle afin d'améliorer la vie à New York (parce qu'elle me l'a demandé...). Quelles furent les injonctions ? Sourire, par exemple – « Souris quand la situation ne l'impose pas. Souris quand tu es en colère, quand tu te sens très malmenée par la vie – et vois quel effet ça fait. Souris à des inconnus dans la rue. New York peut être dangereuse, tu dois donc être prudente. Si tu préfères ne souris qu'à des femmes (les hommes sont des brutes, il ne faut pas leur donner d'idées fausses) ». Puis, offrir aux exclus sandwichs et cigarettes, et surtout investir un lieu, suggéra Paul Auster...

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C'est ainsi que, le 20 septembre 1994, Sophie Calle s'approprie une cabine téléphonique au carrefour des rues Greenwich et Harrison (New York) qu'elle brique, repeint, décore de bouquets de fleurs et de cartes postales. Elle met à la disposition de ses « hôtes » chaises, boissons, friandises et enregistre, à leur insu, bien sûr, leurs conversations et recueille leurs réactions...

Autre lieu investi : en octobre 2002, dans une chambre aménagée en haut de la tour Eiffel, l'artiste reçoit dans l'intimité, en chemise de nuit, à son chevet, et écoute les histoires d'inconnus venus veiller avec elle, lors de la première Nuit blanche à Paris (Chambre avec vue, 2002).

En 2003, le Centre Georges-Pompidou lui consacre une rétrospective, M'as-tu vue, qui expose notamment sa série Douleur exquise (1984-2003) présentant l'échec d'une relation amoureuse ; Unfinished (2003) ; les Dormeurs (1979), qui a révélé Sophie Calle comme artiste, où sont présentés les clichés, les propos et tous les détails concernant les personnes qui se sont relayées pour dormir dans son lit pendant huit jours.

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Sur un mode autobiographique et selon des règles précises, Sophie Calle construit des situations mises en scène sous la forme d'installations, de photographies, de récits, de vidéos et de films. Christine Macel définit les caractéristiques de l'art de Sophie Calle comme « l'association d'une image et d'une narration, autour d'un jeu ou d'un rituel autobiographique, qui tente de conjurer l'angoisse de l'absence, tout en créant une relation à l'autre contrôlée par l'artiste. »

Au pavillon français de la biennale de Venise en 2007, elle présente les vidéos de 107 femmes, retenues pour leur métier, qui interprètent et répondent, sous un angle professionnel, à un mail de rupture envoyé à l'artiste et qui se terminait par « Prenez soin de vous ». Sophie Calle leur a demandé à propos de cette lettre, de « l'analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter. La disséquer. L'épuiser. Comprendre pour moi. Répondre à ma place. Une façon de prendre le temps de rompre. À mon rythme. Prendre soin de moi ».

Sophie Calle met en scène la vie et la mort de sa mère dans l’exposition Rachel, Monique présentée au Palais de Tokyo à Paris (2010) et lors du festival d’Avignon de 2012. Dans le cadre des Rencontres d’Arles, elle présente l’exposition Pour la première et la dernière fois (2012). Avec les séries Tableaux dérobés et Que Voyez-vous ? (2013), l’artiste questionne des visiteurs et des gardiens de musée devant les cadres vides des œuvres disparues des institutions.

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On le voit, autour du personnage de Sophie Calle, nourri de duplicité ironique, et de ses dispositifs ritualisés – objets, gestes, situations, attitudes, récits, simulacres – se manifeste comme une mise en abyme du jeu de la sincérité, qui fait vaciller le mot de l'énigme.

— Elvire PEREGO

—  ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS

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Écrit par

  • : historienne de la photographie, département de la recherche bibliographique, Bibliothèque nationale de France
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Autres références

  • JOURNAL INTIME, notion de

    • Écrit par
    • 995 mots

    Un journal intime est composé des notes qu'un narrateur prend quotidiennement (ou du moins régulièrement) sur lui-même, qu'il s'agisse de sa vie courante ou de sa vie intérieure. Il relève donc d'une écriture de l'intime.

    Sans que l'on puisse parler de « journaux », Michel...

  • PHOTOGRAPHIE (art) - Un art multiple

    • Écrit par et
    • 10 751 mots
    • 20 médias
    ...Vietnam. La recherche que Corinne Mercadier conduit en noir et blanc fait converger ses diverses séries vers une œuvre intime et poétique. De son côté, quand Sophie Calle étonne le public de chacune de ses expositions ou installations, dans lesquelles le projet photographique implique une expérience vécue...

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