SOPHISTIQUE
La constitution de l'objet sophistique
H. Diels et W. Kranz (D. K.), puis M. Untersteiner ont rassemblé les fragments des sophistes. De ces grands ensembles ressort la minceur du corpus authentique, c'est-à-dire attribuable expressis verbis à l'un des sophistes. Il comporte deux lignes de force bien visibles : l'œuvre de Gorgias, avec l'ontologie, ou la méontologie, du Traité du non-être, la rhétorique de l'Éloge d'Hélène et de l'Apologie de Palamède, et celle d' Antiphon, avec les préoccupations éthiques et politiques du papyrus Sur la vérité. Cependant, les fragments conservés ne sont rien face à l'ampleur des témoignages qu'ils ont suscités. De Protagoras, qui fut, dit-on, le premier des sophistes, on ne possède somme toute que deux phrases. Mais la plus célèbre d'entre elles, qu'on a l'habitude de rendre par : « L'homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont, qu'elles sont, de celles qui ne sont pas, qu'elles ne sont pas » (B 1 D. K.), a, de façon paradigmatique, pour contexte de transmission ou d'interprétation, rien moins, entre autres, que le Théétète de Platon et le livre Γ de la Métaphysique d'Aristote.
Ainsi le dialogue entre Socrate et Théétète accrédite sans doute à jamais le sens relativiste et subjectiviste de la proposition de Protagoras : si la vérité se réduit pour chacun à l'opinion qui traduit sa sensation, Protagoras aurait à ce compte aussi bien fait de dire que « la mesure de toutes choses, c'est le cochon, ou le cynocéphale » (161 c 4-5). De l'ensemble des dialogues de Platon se dégage alors la figure désormais traditionnelle de la sophistique. Elle est déconsidérée sur tous les plans – ontologique : le sophiste ne s'occupe pas de l'être, mais se réfugie dans le non-être et l'accident ; logique : il ne recherche pas la vérité ni la rigueur dialectique, mais seulement l'opinion, la cohérence apparente, la persuasion, et la victoire dans la joute oratoire ; éthique pédagogique et politique : il n'a pas en vue la sagesse et la vertu, pas plus pour l'individu que pour la cité, mais il vise le pouvoir personnel et l'argent ; littéraire même, puisque les figures de son style ne sont que les boursouflures d'un vide encyclopédique. À mesurer la sophistique à l'aune de l'être et de la vérité, il faut la condamner comme pseudo-philosophie : philosophie des apparences et apparences de la philosophie.
À son tour, Aristote réfute ceux qui prétendent avec Protagoras que « tous les phénomènes sont vrais » et qui croient pouvoir ainsi refuser de se soumettre au principe de non-contradiction : c'est tout simplement qu'ils confondent, comme Héraclite, la pensée avec la sensation et la sensation avec l'altération (5, 1009 b 12-13). Or se fier exclusivement au sensible et à la sensation, et chercher à traduire en mots fidèles ce devenir incessant, ne saurait mener qu'à la contradiction, aux paradoxes, au silence même, comme celui de Cratyle, qui se contente de bouger simplement le doigt. Du coup, Aristote ne se satisfait pas de réduire la sophistique à l'ombre, nuisible, portée par la philosophie : il élabore une véritable stratégie d'exclusion. Car le sophiste, s'il persévère dans sa prétendue phénoménologie, se condamne au mutisme ; et, s'il prétend encore parler, il parle alors pour ne rien dire, « pour le plaisir de parler », en faisant tout simplement du bruit avec sa bouche. S'il est possible en effet de déjouer la plupart des sophismes en distinguant les significations, grâce aux catégories par exemple, ou en dissipant les homonymies et les amphibolies, il faut renoncer à réfuter ceux qui se placent seulement sur le plan de « ce qui est dit dans les sons de la voix et dans les mots[...]
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Écrit par
- Jacques BRUNSCHWIG : professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
- Barbara CASSIN : chargée de recherche au C.N.R.S.
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