SOPHOCLE (495-406 av. J.-C.)
Plus jeune qu'Eschyle, dont l'œuvre garde une majesté un peu archaïque, mais plus âgé qu'Euripide, qui tente déjà des innovations parfois à la limite du tragique, Sophocle représente, au ve siècle avant J.-C., l'équilibre et comme la perfection du genre tragique. Par là, il continue toujours à rayonner, d'un éclat pur et comme intemporel. Ses tragédies, qui mettent en cause le sort même de l'homme, sont, de toutes, les plus aisément accessibles à travers les siècles. Et il a lui-même tout fait pour que cette valeur universelle s'inscrive dans son œuvre de la façon la plus éclatante.
Contemporain de Thucydide, Sophocle voyait toutes choses sous l'aspect de l'universel. C'est lui-même qui dit que son Œdipe est un exemple. Et les arguments qu'emploient Antigone contre Créon ou Néoptolème contre Ulysse dégagent tous, en pleine clarté, les principes généraux qui animent leur action, voire leur hésitation. Qui plus est, ces dialogues sont encadrés par des chants du chœur, qui commentent avec une ampleur et une harmonie sans pareilles l'élément humain le plus profond, dont l'action se contentait de montrer les effets particuliers. Quand Hémon, son fiancé, vient de plaider pour Antigone, Sophocle insère dans sa pièce un chant sur l'amour. Quand Œdipe va mourir, chargé d'années, il y insère un chant sur la vieillesse. Il y a des chants célèbres sur la fragilité humaine, ou sur les ressources merveilleuses de l'homme. Le développement de ses tragédies était déjà, par lui-même, décanté et ramené à ses lignes essentielles : l'apport du lyrisme, en créant une sorte de recul, de distance, attire encore mieux l'attention vers la signification la plus haute et la plus riche de résonances. Si l'on appelle classique le souci délibéré d'atteindre à l'universel, le théâtre de Sophocle, par tous ces traits, qui s'accordent si bien avec le moment qui le vit naître, constitue, dans son équilibre même, comme le modèle du classicisme.
Un moment d'épanouissement
La vie de Sophocle coïncide avec le déploiement de la grandeur d' Athènes. Il est né à Colone, juste avant les guerres médiques, et conduisit, dit-on, le chœur des jeunes garçons qui célébra la victoire d'Athènes. Il connut l'empire athénien et la démocratie de Périclès, avec qui il fut lié. Lui-même, dans cette cité à son apogée, eut toujours une vie heureuse. Il eut beaucoup d'amis, dont Hérodote. Il joua un rôle public. Enfin, il fut, jusqu'au moment où il mourut à Athènes, âgé de quatre-vingt-dix ans, un auteur aimé et souvent couronné.
Le moment où il se place est loin d'être indifférent ; et bien des mérites de son œuvre semblent être liés à l'épanouissement intellectuel et politique d'alors.
Un genre à son apogée
Tout d'abord, si l'histoire du genre tragique coïncide, à Athènes, avec celle de la grandeur nationale, comment ne pas penser que Sophocle se situait à une position propice dans l'histoire de ce genre ? Eschyle avait été, en quelque sorte, le créateur de la tragédie. Désormais, elle existait. Il ne restait plus à Sophocle qu'à assouplir, à alléger, à perfectionner. Et il n'eut pas de mal à le faire.
C'est lui, dit Aristote, qui aurait porté à trois le nombre des acteurs : trois, au lieu de deux ; c'est dire qu'il sentait déjà le besoin d'une action plus animée et de caractères plus nuancés.
Il faut le reconnaître, l'action, chez Eschyle, était simple, presque figée : déjà le théâtre de Sophocle connaît les progressions savantes et les brusques revirements, qui font se succéder, en surprise, la confiance et le désespoir. Dans Œdipe roi, où l'on recherche l'auteur d'un crime ancien, et où l'on avance pas à pas vers une vérité qui donnera[...]
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Écrit par
- Jacqueline de ROMILLY : ancienne élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, professeur au Collège de France
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