SORCELLERIE
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La sorcellerie en Europe
La peur brûlée
La constatation d'un fait majeur s'impose d'emblée : l'étude, l'interprétation, la compréhension de la sorcellerie européenne ont été profondément marquées par la répression dont celle-ci a été l'objet, du début du xvie siècle jusqu'à la seconde moitié du xviie siècle. La chasse aux sorcières constitue, en effet, pour la pensée rationaliste, un problème que Lucien Febvre, dans un article important pour l'historiographie du sujet, a posé en ces termes : « Sorcellerie, sottise ou révolution mentale ? » Recourant massivement aux archives judiciaires, Robert Mandrou, puis Robert Muchembled, le premier pour la France, le second pour les Pays-Bas et d'autres pays d'Europe, ont apporté à cette question une réponse globale. Selon eux, les épidémies de sorcellerie sont l'indice d'une mutation sociale, les procès de sorcellerie un moyen de dérivation, la chasse aux sorcières une parade ; dans la société des xvie et xviie siècles, ébranlée par les révoltes du quatrième état et travaillée par les ambitions de la bourgeoisie enrichie, le sorcier est devenu un bouc émissaire.
Comme tel, il a d'abord été désigné par l'Église, avant même que n'éclate la Réforme, mais c'est bien sur un fond de troubles, de désordres, de mouvements hétérodoxes que paraît en 1486, directement inspiré par la bulle Summis desiderantes affectibus d'Innocent VIII, le Malleus maleficarum. Ses auteurs, les inquisiteurs Henry Institoris et Jacques Sprenger, ont le sentiment de vivre la désintégration d'un monde. Dans l'étude qui précède sa traduction du Marteau des sorcières, Amand Danet a bien montré comment la lecture cosmologique, attentive aux désordre et au mal du monde, fait progressivement place, chez les inquisiteurs, à une lecture démonologique centrée sur le maléfice, puis anthropologique et sexologique, accablant la femme, accusée d'être la complice de Satan. La théologie s'est muée en une idéologie amalgamant hérésie et folie, délire de l'esprit et frénésie sexuelle. La femme-au-diable est née, le modèle démonologique inventé, aussitôt pris en charge par l'imprimerie, c'est-à-dire véhiculé par une abondante littérature d'où se détachent les traités de Jean Bodin (1579), Nicolas Remy (1595), Martin Del Rio (1599), Henri Boguet (1602), Pierre de Lancre (1612).
La mutation des compétences judiciaires n'a pas modifié le sort des coupables qu'on s'acharne à produire. Quel que soit le juge, le supplice est un moyen d'intégration. Il permet, plus exactement, de réintégrer, sans illusion aucune, la contestataire qui a cessé d'être dangereuse pour l'ordre établi. Car c'est bien l'ordre social qu'il s'agit de maintenir contre une misérable engeance de hors-castes qui sait son mode d'existence et sa liberté menacés.
Dans les zones où les particularismes sont encore vivaces parce qu'elles ont été tardivement conquises, dans les régions éloignées des centres de décisions, aux confins de la chrétienté, aux frontières des États, ont proliféré ces marginaux rebelles, sourdement hostiles aux efforts de normalisation, d'intégration, d'acculturation déployés par la Contre-Réforme et l'absolutisme royal. Là, plus qu'ailleurs, se sont affrontées la culture savante et la culture populaire, celle du juge qui parle et celle de la victime qui se tait, l'une soutenue par l'écrit, l'autre solidaire de traditions orales en voie d'extinction.
Localisée dans l'espace comme un phénomène de marges, la chasse aux sorcières est liée dans le temps à un vaste mouvement de répression de la sexualité. D'une manière générale, c'est sur le développement du sens du péché, la surveillance des comportements, l'évocation constante d'un diable omniprésent dans le monde qu'a été fondée l'acculturation des masses populaires. Sorcières et sorciers en ont été les instruments – et les victimes – jusqu'à son achèvement dans la seconde moitié du xviie siècle, où une théologie rigoureuse de l'Incarnation, d'une part, et la découverte de la gravitation universelle, d'autre part, ont modifié la vision du monde dans un sens qui a permis à la pensée des Lumières d'associer bûcher et barbarie.
On conçoit tout l'intérêt du modèle démonologique, qui fonctionne, d'ailleurs, parallèlement à un modèle populaire de la sorcellerie. Le premier ne renseigne pas seulement sur la stratégie de l'aveu, sur la complicité ultime qui s'établit entre la victime et son bourreau, sur l'équilibre retrouvé au terme d'une crise dont Claude Lévi-Strauss a parfaitement montré selon quel schéma elle se noue puis se liquide. Il donne à voir, dans la chasse aux sorcières, un sacrificerituel, le point d'aboutissement d'une manœuvre des élites sociales, qui se sont servies des hantises diaboliques pour polariser la peur éprouvée par les paysans, au sein d'une société où s'opéraient de multiples reclassements, sur une figure bien définie : la vieille sorcière.
Mais, si le modèle démonologique fait clairement comprendre les raisons de l'acharnement du pouvoir à exterminer de vieilles paysannes – elles sont, dépositaires de secrets, les tenants d'un ordre ancien des choses –, il ne rend qu'insuffisamment compte du malentendu à partir duquel les villageois se sont associés à la répression. Ainsi recourt-on, pour expliquer leur participation, au modèle populaire, beaucoup plus difficile à construire, car tout ce qu'il veut intégrer est prélevé sur un complexe mental d'une grande densité que l'Église, au Moyen Âge, a cristallisé.
Le système des sorts
On l'a souvent répété depuis Michelet, qui, symboliquement, a compté pour un sorcier dix mille sorcières : la sorcellerie est une contre-Église féminine. On a brûlé trois ou quatre femmes pour un homme, estiment aujourd'hui les historiens. L'enracinement essentiellement rural de la sorcellerie oblige, par ailleurs, à qualifier de phénomènes paroxystiques qui intéressent d'autres classes, d'autres espaces, les affaires de possession comme celle, étudiée par Michel de Certeau, de Loudun, où le diable entre au couvent.
Crime de l'Église, selon Michelet, la sorcière est née d'un désespoir dont Alain Besançon a analysé les formes. Dans le monde vassalisé du Moyen Âge, monde contrôlé par l'Église, qui n'a que des fils, l'individu n'a pu construire son moi par identification au père. L'absence de tiers séparateur a fait de l'Église – figure de la loi, surmoi, interdit – une mauvaise mère, celle qui dit : « Renonce, diffère ton désir, ne jouis pas. » L'inquisiteur du Marteau des sorcières, évoquant Marie, la « femme immense », le mal de la mère, a justement traité l'espace de l'Église comme espace maternel. La hantise du feu se soutient, chez lui, d'une phobie de la femme, porteuse du feu de la passion charnelle, foyer d'incendie pour le monde, signe de convoitise. Car la femme est possédée, elle est du côté de la vie, du corps, de la nature – de Satan donc. Le serf peut la rêver fée, c'est-à-dire désexualisée ; la serve régresse vers l'image de la mère archaïque et passe un pacte avec le diable. Le projet d'inversion qui la possède prend forme dans un sabbat subversif où tout ce qui est en haut, la Dame, le Noble, le Prêtre – Dieu –, bascule et tombe, la première, notamment, dans l'amour incestueux que son page lui inspire. Le bas, l'inférieur sont au contraire réhabilités, élevés en dignité, objets de toute sa sollicitude.
La sorcière guérit, en effet ; elle peut tuer aussi. Les pouvoirs dont elle use pour signifier sa protestation contre une situation par trop injuste, les guerres, les pestes, les famines, ne tiennent cependant leur valeur que de l'efficacité qu'on leur reconnaît. Or celle-ci ne fait aucun doute dans la mesure où la nature est pour les contemporains de Paracelse, non pas un système de corps régi par des lois, mais une force vitale ; et le panvitalisme magique, le raisonnement analogique qui pense sur le même modèle le microcosme et le macrocosme ne caractérisent pas seulement la science des mystiques, spirituels et alchimistes allemands du xvie siècle, si bien étudiés par Alexandre Koyré. Le dynamisme de l'imagination, posé au départ de la contagion mentale, est aussi actif dans Les Évangiles des Quenouilles composés vers 1475. La nature y est présentée avec des caractères extérieurs, mais qu'accompagnent des qualités occultes. Elle est constellée de signes qu'il faut décrypter. Leur interprétation oriente une action sur tout ce qui concerne la vie des hommes et celle des bêtes, la santé, l'amour, la sexualité, et surtout, ces deux monstruosités que sont la maladie et la mort. L'action peut être bénéfique ou maléfique. Un sort jeté aura ainsi pour effets de tarir le lait des vaches, de gâter les moissons, de faire dépérir les maîtres. Haines et jalousies, le mal court dans les campagnes où la guérison magique est toujours espérée.
Sorts jetés, sorts levés, le même système fonctionne, entre le bonheur et le malheur, dans les campagnes du xve siècle comme dans celles du xxe siècle, dans le Berry et le Bocage, étudiés respectivement par Marcelle Bouteiller et par Jeanne Favret-Saada. Devins, guérisseurs, magiciens populaires, régulateurs de forces magiques, interviennent dans un processus complexe où se trouvent impliqués les rapports de parenté et les successions, les parcelles et les troupeaux, la vie et la mort. Les notions d'espace et de périmètre, d'intérieur et d'extérieur, de proche et de lointain, d'ici et d'ailleurs jouent dans ce système un rôle aussi considérable que celles d'agresseur et d'agressé. C'est que, comme le remarque Marc Augé, rendant compte du livre de Jeanne Favret-Saada, il n'y a pas de sorciers « il n'y a que des désorceleurs ». Du sorcier l'intérêt s'est déplacé vers l'ensorcelé et le désorceleur ; et ce dernier doit venir de loin pour interpréter et éliminer le malheur.
Les Mots, la mort, les sorts montre bien comment la crise de sorcellerie doit être rapportée à une circulation de la force vitale, excédentaire chez le sorcier, qui l'investit dans les possessions d'un autrui, par là même atteint dans son « potentiel bio-économique » (survie, reproduction, production), excédentaire aussi chez le désorceleur, qui s'en sert pour s'interposer dans un circuit mortifère. Cette force ne peut être contenue dans le système des noms ; elle déborde, et c'est ce fondamental débordement qui est « magique » chez le sorcier. Ainsi, l'invisible, l'espace vital, la force agissante, d'une part, le visible, l'espace cadastré, le champ d'investissement, d'autre part, constituent deux registres entre lesquels les sorts sont jetés et levés.
De la sorcière de Michelet aux bocains de Jeanne Favret-Saada, c'est toujours de la répétition du malheur biologique qu'il s'agit.
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Écrit par
- Denise PAULME : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
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Médias
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