SOUFFRANCE
S'il faut se garder de nier la souffrance dans le terre-à-terre de ses manifestations, encore doit-on garder à l'esprit l'inévitable transformation en « conduite » des pénibles sensations qui accaparent l'être humain avec une brutalité dont la durée serait incompatible avec la vie. Sans doute peut-on distinguer trois grands types d'attitude face à la souffrance : révolte contre le scandale, l'absurdité ou l'injustice qu'elle constitue ; résignation devant les nouveaux chemins qu'elle obstrue ou dessine comme à l'insu du sujet ; mais aussi exaltation de la valeur salutaire d'une épreuve devenue désirable. « Je suis le froment de Dieu, déclarait Ignace d'Antioche. Puissé-je être moulu par les dents des bêtes, pour devenir un pain digne d'être offert à Jésus-Christ ! »
Mais, qu'elle soit supportée, affrontée ou voulue, tel un sacrifice, toute souffrance ne participe-t-elle pas en dernier ressort d'une souffrance originaire et commune : la simple souffrance d'exister ? Et désir ou devoir ne semblent-ils pas, sous cette incidence, de simples alibis venus dans l'après-coup donner un sens toujours vulnérable à une vie qui s'épuise à chercher sa raison : pauvres métonymies du chaos que chacun d'entre nous tente de « subjectiver ».
Quel est le peu de réel de la souffrance pour la conscience souffrante ? Tel est le problème que nous voudrions cerner en faisant appel des voies d'une phénoménologie labyrinthique à une métaphysique du dénivellement ontologique. Problème qui débouche sur un mystère ; car qui pourra jamais s'y retrouver dans les raisons et les absences de raisons d'une souffrance qui en vient à être d'autant moins tolérable qu'elle échappe davantage à la nomination de ses motifs ?
Certitude de la souffrance physique
Seule la souffrance physique – la « douleur » – semblerait devoir faire l'objet d'une certitude : mieux localisée, plus sporadique et dotée de seuils d'intensité éventuellement déterminables, elle échapperait à cette suspicion qui caractérise la souffrance, dont la causalité, étant d'ordre suprasensible aussi bien que sensible, fait intervenir des éléments réputés imaginaires. Bref, la douleur, ne se développant point encore en doléance, se confondrait avec le degré de sensibilité qui caractérise le vivant dans sa manifestation existentielle la plus élémentaire.
L'on sait pourtant que, lors des lésions de la substance réticulée, l'aire de diffusion spatio-temporelle propre à la douleur s'étend au point d'imprégner chaque sensation et semble alors se confondre avec la simple douleur d'exister. En outre, les progrès de la neurobiologie ont beau nous faire connaître l'influence des médiateurs chimiques sur les délais de reconstitution de la molécule, bien des faits énigmatiques subsistent. Citons deux exemples : le cas de modificateurs de l'humeur dont l'influence s'exerce bien au-delà d'une simple coloration du monde, puisque leur absorption, en agissant sur les neurorécepteurs, modifie les seuils de réceptivité à la douleur ; et, par ailleurs, le cas bien repéré des algoneurodistrophies, ces lésions profondes des tissus musculaires et osseux dont on attribue la cause à une souffrance d'origine physique aussi bien que morale. Comme si un infarctus du myocarde ou la simple ingestion de barbituriques pouvaient avoir le même effet qu'un deuil ou un chagrin d'amour ! Autant dire la difficulté d'accorder à la douleur un statut spécifique dans le champ d'une morbidité qui semble affecter tous les secteurs de l'existence depuis les lésions les plus objectives jusqu'aux moins perceptibles sautes d'humeur.
Veut-on retracer l'hodologie des différents déplacements dont la souffrance[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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