SOUFISME ou ṢŪFISME
Les origines du soufisme
La mystique islamique a commencé historiquement au iie/viiie siècle. Seuls quelques-uns de ses membres qui avaient pris l'habitude de revêtir le ṣūf sont désignés sous le nom de soufis (Irak, Syrie, rarement Égypte, jamais en Iran à cette époque).
L'ensemble du mouvement mystique se rattache, quant à lui, à l'idée de renoncement au monde, al-zudh-fī al-Dunyā. Mais cette expression très générale désigne moins des mystiques vivant dans une rupture radicale avec le monde d'ici-bas que des musulmans qui, socialement bien intégrés, pratiquent une ascèse modérée dépassant à peine le seuil d'une piété de bon aloi.
Les précurseurs véritables du soufisme sont très minoritaires dans une société dont la pensée est tournée presque tout entière vers le juridisme, l'exégèse et les problèmes de direction de la communauté, autrement dit, les problèmes politiques. Il ne faut pas oublier, en effet, que l'islam a été très tôt la religion d'un État, devenu empire en quelques décennies. Face aux bouleversements économiques, sociaux et idéologiques qui s'opèrent, les mystiques les plus radicaux prennent une attitude symptomatique de rupture. Leur mot d'ordre est la ghurba, c'est-à-dire le fait de se vouloir étranger, gharīb, à un monde déclaré corrompu et égaré par de mauvais guides (Massignon, Essai, 247 ; Passion, I, 109).
Mais les mystiques de cette sorte ne sont pas seulement des opposants au pouvoir en place. Il leur importe beaucoup plus de prendre le contre-pied des normes sociales (antinomisme, ibāḥa), en prônant, par exemple, le célibat (cependant jamais généralisé en Islam, même dans ces milieux), le végétarisme, un habillement excentrique (ishhār) – soit plus luxueux que celui des courtisans, soit plus misérable que celui des mendiants –, l'érémitisme, l'errance (siyāḥa), la mendicité, l'absence d'activité régulière (en proclamant le tawakkul, remise à Dieu pour la subsistance), voire le rejet des obligations cultuelles (farā'iḍ) telles que la prière commune du vendredi (ṣalāt al-Djum‘a), qui tient une si grande place en Islam.
Jusqu'au début du iiie/ixe siècle, les mystiques de ce type passeront pour des fous (madjnūn) dont on se gausse à la cour califale. Leur implantation est essentiellement proche-orientale, car l'Iran de cette époque est encore peu islamisé. Il s'agit d'une mystique vécue plus que pensée, dont il ne reste que quelques traces écrites : poèmes d'amour de Rabī‘a, la femme mystique (m. 185/801) ; fragments de propos d'‘Abd Al-Wāḥid b. Zayd, rapportés dans des ouvrages postérieurs.
Le soufisme plus tardif, désirant se construire un passé inattaquable, s'efforcera de masquer ce qu'il présentera comme des outrances. Il reniera, au moins partiellement, ceux qui sont ses précurseurs directs (‘Abdak, le soufi chī‘ite végétarien, fin du iie/viiie siècle ; cf. Massignon, Essai, 61).
C'est dans le milieu du zuhd modéré que seront trouvés des ancêtres fictifs remontant jusqu'au Prophète. Le célèbre piétiste Ḥasan Al-Baṣrī (m. 110/728, E.I., 2) paraît avoir été utilisé dans cette perspective.
Durant cette période des origines, le modèle mystique est donc encore largement extérieur à l'islam. Il est ressenti comme si peu dangereux que la piété et l'observance des mystiques non musulmans (surtout chrétiens du Proche-Orient) sont ouvertement célébrées dans les grandes encyclopédies littéraires du iiie/ixe siècle (ouvrages dits d'Adab, E.I., 2). La question des influences extérieures sur le soufisme a été souvent posée (mise au point dans M. Molé, Les Mystiques musulmans, 22-26). Elles sont indéniables à travers, sans doute, diverses médiations, dont celle des gnostiques chī‘ites. Mais elles ne touchent pas à[...]
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Écrit par
- Jacqueline CHABBI : professeur des Universités, université de Paris-VIII
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