SOUVENIRS D'UN VOYAGE DANS LE MAROC (E. Delacroix)
Les sources autographes du voyage de Delacroix au Maroc (1832) se sont, en 1999, enrichies de Souvenirs inédits, publiés chez Gallimard (édition de Laure Beaumont-Maillet, Barthélémy Jobert et Sophie Join-Lambert) sous le titre prévu par l'artiste lui-même. Aux textes bien connus des carnets et des albums utilisés sur place, aux lettres envoyées aux amis et relations, il faut désormais ajouter ce récit vraisemblablement rédigé pour un article, dix ou douze ans après le voyage. Les Souvenirs émanent de deux sources, retrouvées en 1997 et 1998 : le « manuscrit A », conservé dans une collection privée et accueilli en 1998 par le musée des Beaux-Arts de Tours, comprend le début du récit jusqu'à l'arrivée à Tanger ainsi que plusieurs documents publiés en annexe dans l'ouvrage ; le « manuscrit B », vendu en 1997 par les descendants d'Achille Piron, ami intime de l'artiste, et acquis par la Bibliothèque nationale de France, est consacré à l'essentiel de la relation proprement dite, c'est-à-dire au séjour à Tanger, avec quelques anticipations sur la suite du voyage, à Alger surtout. Quoique inachevé, le texte des Souvenirs jette une lueur nouvelle sur une expérience que l'on croyait déjà bien connaître, l'artiste évoquant « ... toutes ces choses qu'on n'a pas besoin de noter et qui sont peut-être les seules qui méritent d'être conservées dans la mémoire ou tout au moins présentées à des lecteurs ». Dans une introduction claire et riche, Barthélémy Jobert analyse les différents apports de ce récit à la connaissance du voyage de Delacroix au Maroc, à celle de l'artiste lui-même et à celle de l'écrivain qui livre ici, dans les variantes répertoriées par l'édition critique de Laure Beaumont-Maillet et Sophie Join-Lambert, les étapes de sa création littéraire.
Ces Souvenirs dictés par la maturité apportent aussi, par la maîtrise de la pensée et du style, une contribution importante à la littérature de voyage du xixe siècle dont ils se rapprochent à plus d'un titre (François Moureau éd., L'Œil aux aguets ou l'artiste en voyage, Klincksieck, Paris, 1997) Bien des thèmes s'y dessinent que l'on retrouve exploités sous des formes voisines par la sensibilité d'autres Occidentaux partis à la rencontre de l'Orient. On appréciera le contraste dramatique du début, entre l'accumulation d'impressions « lugubres » – le départ par « la plus froide nuit de décembre », la découverte d'« un mort dans sa bière » dans l'église d'Avignon « à peine éclairée d'une lueur douteuse », puis les fossoyeurs dignes de Shakespeare dans le cimetière attenant, et enfin le « temps le plus détestable » à Marseille – et, après ces « miroirs cassés », l'arrivée à Tanger « par le plus beau soleil du monde » et l'accueil des costumes « éclatants de blancheur ». Si ces circonstances vécues ne sont en rien des artifices littéraires, elles concourent, ainsi répertoriées, à souligner l'épiphanie radieuse de l'Orient, pressentie par Hugo et souvent reprise par Gautier, en particulier au début de son Voyage pittoresque en Algérie. Comme d'autres voyageurs, Delacroix interprète aussi la réalité des pays qu'il découvre en fonction des territoires qu'il connaît, comme l'Angleterre, les Pays-Bas ou, évidemment, la France, suivant une démarche ainsi définie par Gautier dans Constantinople (1853) : « Pour voyager dans un pays, il faut être étranger : la comparaison des différences produit les remarques. » Enfin, parmi d'autres notations significatives, on isolera les considérations sur le voile des femmes, dernier développement important du texte, caractéristique de la relation ambiguë entretenue par l'occidental avec l'altérité et qui rejoint d'autres[...]
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Écrit par
- Christine PELTRE : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université des sciences humaines de Strasbourg
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