SPÉCULAIRE & SPECTACULAIRE, littérature et psychanalyse
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En minéralogie, on qualifie de spéculaires les pierres qui réfléchissent la lumière. Encore appelées « miroirs d'âme » par les Anciens, qui en usaient pour garnir les croisées des maisons ou les bords des litières, elles ont donné naissance à la science spéculaire, celle qui enseigne à faire des miroirs (specularis de speculum : miroir). Le miroir a étendu ses pouvoirs bien au-delà des simples qualités de réflexion qui le définissent, comme peuvent en témoigner la magie, la littérature et la psychologie.
Chez les Grecs d'abord, puis durant tout le Moyen Âge, la catoptromancie était si fortement utilisée que le miroir fut considéré comme étant un symbole de sorcellerie. À la fin du xixe siècle, la Society for Psychical Research de Londres, s'intéressant particulièrement aux phénomènes hallucinatoires provoqués par la fixation du regard sur le miroir, notait chez un sujet d'expérience des visions provenant soit de souvenirs depuis longtemps oubliés, soit d'idées présentes habituellement dans la conscience, ou encore d'images toutes nouvelles que l'on disait appartenir au domaine de la télépathie. Plus précis semble être le rapport de l'historien arabe Ibn Khaldūn (1332-1406), pour qui le devin discerne au travers d'un rideau de brouillard « les formes qu'il désire apercevoir, et cela lui permet de donner des indications soit affirmatives, soit négatives, sur ce qu'on désire savoir... ». La littérature exploite aussi cet aspect à la fois inquiétant et fascinant du miroir, chez Racan (1589-1670), par exemple, qui fait reposer ses Bergeries sur une scène de cristallomancie, chez Ronsard, qui chante l'attraction du miroir dans ses Hymnes, dans Macbeth, ou encore dans le Faust de Goethe. Que l'on diagnostique dans ces scènes de divination une sorte d'état hypnoïde ou plutôt hallucinatoire, cela rejoindrait ce qu'on traite cliniquement d'hallucination spéculaire, c'est-à-dire la situation dans laquelle le malade se voit lui-même devant lui, comme dans un miroir.
Aussi n'est-ce plus seulement de l'étrange faculté de prédiction du miroir qu'il s'agit, mais encore de l'image spéculaire en elle-même, c'est-à-dire de l'apparition du double que le miroir ne cesse de renvoyer à qui le regarde. Considérant l'expression « miroir d'âme », on s'aperçoit que le destin, interpellé dans l'interrogation de l'avenir, et le double à l'omniprésence lancinante relèvent d'un même registre : celui du narcissisme, en tant qu'il se rapporte à l'âme et à la mort. C'est ce qui nous incite à penser la mythologie, aussi bien hindoue que grecque, qui attachait au phénomène du reflet la puissance de la mort et à l'ombre un pouvoir fécondant (le polymorphe Zagreus naquit après que Perséphone se fut mirée dans une glace ; il prit ensuite la forme de Dionysos lorsque, sous l'aspect d'un taureau, il se regardait dans un miroir qui avait été fabriqué par Héphaïstos et que les Titans brisèrent en mille morceaux). Le narcissisme primitif, menacé par l'éventualité permanente de la destruction du moi, serait à la source de la notion d'âme — l'âme étant un double aussi exact que possible du moi corporel — et s'opposerait ainsi à la mort par un dédoublement du moi, sous la forme de l'ombre ou du reflet. De cela encore on trouve dans la littérature bien des exemples : chez Jean-Paul (Hespérus, Le Titan), chez Hoffmann (La Princesse Brambilla, Le Cœur de pierre, L'Homme de sable...), chez Stevenson, avec L'Étrange Cas du Dr Jekyll et Mr Hyde, chez Musset dans la Nuit de décembre, chez Wilde avec Le Portrait de Dorian Gray.
Pour Otto Rank, trois images correspondant à trois fonctions bien définies se trouvent juxtaposées dans le mythe du double : celle d'un moi identique, qui assurerait une vie personnelle dans le futur ; celle d'un moi antérieur, qui sauvegarderait la jeunesse de l'individu ; celle d'un moi opposé, assimilé au Diable en tant que partie périssable et mortelle que la personnalité présente répudierait. Que l'importance du double se manifeste plus spécialement dans la période romantique, en particulier chez les Allemands, montre la parenté de ce terme avec l'ironie du projet humain qui touche l'incapacité pour l'individu à se situer dans un monde dont il ne connaît pas la finalité.
Il serait intéressant de rapprocher cette impuissance hébétée de l'homme, jeté malgré lui dans l'univers hostile de la détresse (Hilflosigkeit) dont parle Freud, pour caractériser la prématuration du nouveau-né et l'état de dépendance complète qui s'ensuit. C'est alors par rapport à autrui, qui est encore un alter ego pour lui, que l'enfant prend peu à peu conscience de son schéma corporel, qui s'édifie au rythme des identifications successives auxquelles le double se doit d'exister. Au fondement du caractère imaginaire du moi siégerait un moi idéal, donnant naissance à son tour à des identifications secondaires. Aussi, pour Freud, si les doubles résultent autant de la parcellisation du moi, les fantasmes qui s'y rattachent tendent à reconstituer une image perdue pour remplacer cette inconcevable perte. Que représente d'ailleurs cette dernière sinon l'abandon d'un état de réplétion lié à certaines parties du corps, sans que celui-ci soit encore perçu dans son ensemble ? Cette libido du moi se tournera ensuite vers des objets extérieurs, et au narcissisme primaire se substituera le narcissisme secondaire par des identifications retirées aux objets. Pour Jacques Lacan, c'est à partir du stade du miroir — au cours duquel l'enfant, dans un état de prématuration motrice et de soumission au nourrissage, embrasse dans sa totalité un je non encore objectivable et partiellement excitable — que le fantasme du corps morcelé resurgit. Le miroir renvoie donc une image constitutive du sujet dont ce dernier a charge d'affirmer l'autonomie par le jeu des identifications à l'autre, au travers de la fonction universelle du langage. Mais l'important, c'est que de cette anticipation par l'enfant de sa propre figuration il restera une sorte de « e idéal », jamais superposable et toujours fictif. On retrouve ici l'hallucination spéculaire qui a été évoquée précédemment et au travers de laquelle filtre l'« imago du corps propre », par des traits individuels ou des projections objectales qui sont porteurs du futur sentiment du spectaculaire.
Qu'est-ce, en effet, que le spectaculaire sinon une expression qui, avant tout, frappe les yeux et en impose à l'imagination, selon des critères archaïques dont les anciens plaisirs auto-érotiques ne sont pas exclus. Que le spectaculaire soit l'apanage du destin, cela ne fait aucun doute si toutefois on ne le réduit pas à un simple effet de mise en scène, c'est-à-dire à une figure de démonstration qui fait partie en quelque sorte des arts de la rhétorique. Une idée se trouve ainsi promue au niveau du spectacle par l'intermédiaire d'un travail de mise en scène, fruit d'une rationalisation de la distance qui sépare l'auteur des spectateurs. Ce travail doit tendre à unifier l'idée et la forme qui la supporte de manière que leur intimité s'appréhende comme une jouissance esthétique et, par conséquent, immédiate. Par ailleurs, à supposer que le thème et la présentation viennent à se confondre, la scène n'en revêtirait pas pour autant le halo du spectaculaire. Ce dernier s'adresse d'ailleurs non pas à la structure logique de la caricature mais à l'implicite qui s'en dégage ; il ne se situe pas du côté de la représentation extérieure, mais du côté de la sensation personnelle du spectateur qui, au-delà de la mascarade, se retrouve acteur principal contre son gré. C'est donc bien encore par un effet d'identification que le spectateur découvre, sous la trame du canevas du metteur en scène ou du semblant de l'événement, ce qui va brusquement se doubler d'un sens dont la logique lui était depuis longtemps interdite.
Le spectaculaire ne doit sa qualité qu'au reflet de l'image par laquelle il confond le sujet, ce qui le rend essentiellement évanescent et éphémère. Révélateur traumatisant pour celui qu'il subjugue, il se désigne comme l'indicateur privilégié de l'inconscient dont il assure les mystérieuses et anciennes correspondances. Que les lignes du destin restent à jamais insaisissables, c'est bien ce que démontre l'existence même du spectaculaire, qui révèle tout à coup au spectateur les voies cachées de ses premières jouissances, depuis longtemps enfouies sous un décor de scène artificiel.
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- Marie-Claude LAMBOTTE : maître de conférences à l'université de Paris-VII
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