SPIDER (D. Cronenberg)
David Cronenberg a bâti son œuvre sur une série de contradictions. Intellectuel canadien dont la vocation pour le cinéma naît à la vision de films expérimentaux, il en refuse le ghetto pour se tourner vers le fantastique. Dès son premier long-métrage, Frissons (The Parasites Murders, 1975), il choisit de travailler à partir de thèmes inspirés de la série B sans chercher à séduire le spectateur, comme l'avaient tenté auparavant Roman Polanski avec Rosemary's Baby (1968) ou le Britannique Terence Fisher dans ses films néo-gothiques. De fait, le cinéaste canadien entretient ainsi avec le genre de la série B des rapports difficiles, conflictuels, qui le conduisent à le renouveler radicalement. Par la métaphore d'abord, par le simple décorticage psychologique ensuite, comme dans Faux-semblants (Dead Ringers, 1988) et Spider (2002).
Pour Cronenberg, il n'existe pas un au-delà du réel. Du « pseudo-scientisme » de Chromosome 3 (The Brood, 1979) aux mutilations de Crash (1996) et aux jeux vidéo très réalistes d'eXistenZ (1999), tout est travail de représentation, de reformatage et de mutation de cette représentation. Ce qu'on a appelé la « nouvelle chair » (ce mélange d'humain, d'animal, de métal, d'images de synthèse qui apparaît dans certains films précédemment cités, mais aussi dans Videodrome, 1982) est une manière de se confronter aux limites de l'humain, du désir, de la psychologie, de la peur – de l'identité en somme.
Dès Crash, les spectateurs qui avaient cru voir dans Cronenberg un cinéaste œuvrant dans le fantastique ont commencé à éprouver surprise et déception. Des sentiments qui grandissent encore avec eXistenZ, un film sur les images de synthèse conçu sans aucun trucage ! Peu à peu, le cinéaste s'est débarrassé de sa panoplie d'effets spéciaux pour adopter un ton réaliste. Désormais, c'est la mise en scène qui scrute, joue avec les personnages et interroge les frontières de l'humain. En 1999, seuls les spectateurs distraits furent surpris que Cronenberg, alors qu'il était président du jury au festival de Cannes, accorde la Palme d'or à Rosetta, des frères Luc et Jean-Pierre Dardenne. Un film dur, sans apprêt, où seuls des corps et des volontés, des désirs de vivre et de survivre s'affrontent pour dessiner la trame de l'œuvre. C'est une attitude voisine que Cronenberg adopte dans Spider, avec le style qui lui est propre.
Un homme d'environ quarante ans, dont on ne sait rien, arrive dans un Londres sans âge pour habiter dans un foyer de réinsertion sociale tenue par une certaine Madame Wilkinson. Il sort, après de longues années d'internement, d'un hôpital psychiatrique. Monsieur Cleg (Ralph Fiennes) a été surnommé « Spider » – l'araignée – par sa mère lorsqu'il était enfant, comme si elle avait voulu le doter d'une identité ambiguë et multiple, programmatique en quelque sorte de son avenir troublé et troublant. C'est dans ce labyrinthe que nous sommes invités à pénétrer.
Sans métaphores empruntées à la science-fiction, Spider se situe dans le droit fil à la fois de Videodrome (les mutations de l'individu envahi par des images parasitaires) et du Festin nu (Naked Lunch, 1991) où l'écriture se brouille et devient signes. Lorsque Spider, adulte, se promène ou cherche quelque chose, les rues sont désertes : impossible, donc, de savoir dans quel temps et dans quel espace il se trouve. Il ouvre un carnet rempli de signes indéchiffrables : on le voit à la fois tenter d'en lire le contenu et écrire. Quand il parle, il marmonne des onomatopées qui deviennent des mots lorsqu'il se revoit enfant et tente de cerner son trauma.
Cronenberg poursuit le travail de déréalisation amorcé avec La Mouche (The Fly, 1986) mais en privilégiant cette fois l'approche quasi documentaire[...]
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Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
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