SPLENDEURS ET MISÈRES DES COURTISANES, Honoré de Balzac Fiche de lecture
Un réalisme démoniaque
« Tous les souverains aiment à connaître l’envers des tapisseries et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde bouche béante », dit la femme du juge d’instruction. Montrer l’envers des tapisseries, tel est bien l’objet de Splendeurs. Certes, La Comédie humaine n’est qu’une constante mise en lumière des coulisses de la société, là où se trament les complots et les trafics. Mais jamais Balzac n’avait éclairé aussi crûment la scène du plaisir et du crime. On y voit « peintes les existences, dans toute leur vérité, des espions, des filles entretenues et des gens en guerre avec la société ».
Pour rendre vivantes ces « figures curieuses », Balzac recourt ouvertement aux procédés du roman-feuilleton, à l’instar du modèle à succès qu’avait forgé en 1842-1843 Eugène Sue avec Les Mystères de Paris, qui se veulent eux aussi une exploration des bas-fonds de la capitale. Les analyses, les descriptions qui entrecoupent d’ordinaire le récit cèdent le pas devant les rebonds de l’intrigue. Brossée et écrite à vive allure (Balzac rédigea jusqu’à 40 feuillets par jour), celle-ci multiplie les coups de théâtre, sans trop s’encombrer de vraisemblance.
Ce rythme est avivé par la dimension policière de l’histoire et le suspense constant qu’elle entretient : Herrera gagne puis perd devant la police, perd puis gagne devant la justice. Cette dimension est évidemment présente dans les travestissements de personnages tenus de duper et de leurrer. Jusqu’à la fin, Collin-Herrera s’avance masqué ; les policiers Corentin et Contenson, les servantes Asie et Europe usurpent diverses identités. À ces déguisements s’ajoutent les langages codés, où l’argot tient le premier rang.
S’il emprunte au roman-feuilleton, Balzac lui imprime une tonalité inaccoutumée. La violence, notamment avec le suicide des deux jeunes héros, et surtout la sexualité y sont exacerbées. L’homosexualité – à travers le pacte liant Lucien à Herrera – ou la prostitution sont évoquées avec un réalisme étonnant pour l’époque. Si Collin triomphe, c’est en partie grâce à l’obscénité des lettres qu’il détient ; quant à Esther, elle écrit à Nucingen : « Vous trouverez sous les armes et parée de vos dons celle qui se dit pour la vie votre machine à plaisir. »
Sur cette scène du vice et du crime, énormément de figures secondaires, comme Europe, la femme de chambre, ou Asie, la cuisinière, auxquelles Balzac a donné un relief saisissant, mais peu ou pas de personnages principaux. Lucien est relégué au second plan ; Esther se résume à quelques clichés ; Nucingen est le stéréotype du vieillard libidineux. C’est que la figure d’Herrera les écrase tous. Avec lui, Balzac a créé un des personnages les plus puissants non seulement de La Comédie humaine, mais même de tout le roman français. Personnage complexe et mystérieux, tant par ses dons qui font de lui une incarnation démoniaque que par le flou qui entoure ses motivations et ses desseins. S’il triomphe, c’est parce qu’il a compris qu’il ne servait à rien de s’opposer à la société. Celle-ci, plus cynique que les êtres, tolère les monstres pourvu qu’ils aient l’apparence de la respectabilité : un Nucingen n’est qu’un Jacques Collin légal. « Moi, je serai ce que je dois être ! Je ferai toujours trembler tout notre monde ! » conclut l’ancien forçat en prenant la direction de la police.
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
Classification
Média