ZWEIG STEFAN (1881-1942)
L'impossible judéité
En représentant Vienne et l'Autriche-Hongrie de la Belle Époque comme un Âge d'or perdu par la faute de la Première Guerre mondiale et du nazisme, Stefan Zweig a semblé suggérer que l'antisémitisme viennois du tournant du siècle était bénin. Cette sous-évaluation des dangers réels qui couvaient dans le système habsbourgeois caractérise la majorité des Juifs assimilés, imprégnés de culture politique libérale, qui appartenaient à la génération de Zweig. Pourtant, « le culte fanatique des beaux-arts », propre à son milieu, et dont il a si bien parlé dans Le Monde d'hier, représentait une fuite hors d'un monde au sein duquel, depuis la fin du xixe siècle, l'antisémitisme était devenu une force politique grandissante. On peut en dire autant de son cosmopolitisme – le plus souvent aveugle à l'importance du nationalisme contemporain – qui palliait l'impossibilité d'une appartenance nationale pour les Juifs viennois. Dans les profondeurs de son sentiment d'identité d'intellectuel juif viennois assimilé, Stefan Zweig cachait comme un secret la conscience de sa solidarité avec les Juifs de l'Est, qui s'exprimait sous la forme de la compassion. Ainsi, dans La Pitié dangereuse(roman achevé en 1938, et dont le titre original est en fait Impatience du cœur, Ungeduld des Herzens), le protagoniste, amoureux de la fille du châtelain Kekesfalva, découvre à la fois que l'objet de son désir est une paralytique condamnée à marcher sur des béquilles et que le père de cette infirme est en réalité un Juif hongrois d'origine modeste, parvenu à la richesse par des procédés malhonnêtes.
Stefan Zweig n'a jamais cru, en tout cas pour lui-même, à la validité du programme sioniste mis en place par son contemporain Theodor Herzl, tout en sympathisant avec le sionisme culturel des artistes et des intellectuels de la « renaissance culturelle juive » du début du xxe siècle. Son drame biblique Jérémie (1916) associe au destin juif les thèmes de la souffrance, de la persécution et de l'exil. Dans Le Chandelier enterré (1937), l'histoire des Juifs apparaît de même comme une suite déprimante de défaites et d'humiliations. Le chandelier à sept branches, transmis de génération en génération, reste finalement enterré, protégé par son mystère et par l'oubli. Une des figures les plus émouvantes de la judéité, chez Stefan Zweig, est Le Bouquiniste Mendel, titre d'une nouvelle de 1929 : Mendel, parfait représentant de la religion du livre, a tout lu et, de toute son existence, n'a fait que lire. Pauvre colporteur et bouquiniste, il ne connaît que le monde des imprimés. Il finit lamentablement broyé par les événements de la Première Guerre mondiale qui ont fait de lui un heimatlos.
C'est dans l'essai sur Montaigne, publié à titre posthume, que l'on trouve une des identifications les plus sincères de Stefan Zweig et sa définition de l'identité juive assimilée. Dans le monde où Montaigne acquiert l'éducation individuelle et la culture les plus raffinées, on reconnaît le monde d'hier de la jeunesse de Zweig. Rappelant que Montaigne avait « une mère de sang juif », il souligne que ce grand humaniste voulait être « un libre penseur libéral et tolérant, fils et citoyen, non d'une race et d'un pays, mais citoyen du monde, par-delà les pays et les époques ». Ces formules s'appliquent à Montaigne, mais constituent aussi une parfaite autodéfinition du Juif viennois Stefan Zweig.
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Écrit par
- Jacques LE RIDER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
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