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STÈLES, Victor Segalen Fiche de lecture

En 1912 paraît, à Pékin, Stèles, un recueil de poèmes relié à la chinoise, « non commis à la vente » mais offert à un cercle restreint d'amis. Son auteur, Victor Segalen (1878-1919), médecin de la marine, expose ainsi son projet dans une lettre à Debussy du 6 janvier 1911 : « un recueil de proses courtes et dures », « mesurées comme un sonnet », conclues par « un trait expressif » et n'ayant d'autre fin que d'allumer le « jour de connaissance au fond de soi ». Son approche hautaine de la poésie fut jugée précieuse, d'un symbolisme suranné. Elle visait pourtant à donner forme à un nouvel art poétique, une démarche qui ne fit pas école, une conception intuitive de la poésie, déliée, sensuelle, ouverte à des considérations philosophiques comme l'altérité, la confrontation à l'hétérogène, qui forcent l'engagement envers l'Autre.

Pierre écrite

C'est à Pékin, en 1910, au retour d'une expédition de huit mois à travers la Chine, que Victor Segalen conçoit l'idée insolite de transposer dans un livre la forme hiératique et sévère de ces monuments majeurs de l'art chinois que sont les stèles. Sous la dynastie Zhou, ces pierres installées dans les temples ou sur les parvis servaient de poteau sacrificiel. Puis, sous les Han, elles adoptent une fonction funéraire. Le trou qui autrefois permettait d'attacher les victimes recueille la corde qui soutient le cercueil pendant l'inhumation. Les pierres, réparties de chaque côté de la tombe, sont décorées d'inscriptions évoquant « les vertus et les charges du défunt ». Plus tard, les stèles s'affranchissent de leur fonction funéraire et servent « à tout porter, et non plus un cadavre – mais des victoires, des édits, des résolutions pieuses, un éloge de dévouement, d'amour ou d'amitié délicate ». Mais, s'il emprunte une forme, Segalen repousse tout exotisme de pacotille : « ... aucune de ces proses dites Stèles n'est une traduction – quelques-unes, rares, à peine une adaptation » (lettre à J. de Gaultier, 26 janvier 1913). Il est séduit par les caractères gravés formant « une trame soudaine figée [...] qui n'est plus pensée dans un cerveau, mais pensée dans la pierre où ils sont entés. Et leur attitude, hautaine, pleine d'intelligence et de visions anciennes, est un geste de défi à qui leur fera dire ce qu'ils enferment... » (ibid.)

Dès lors, Victor Segalen, tourmenté par le besoin d'un renouveau des formes, invente un art poétique que Paul Claudel qualifiera d'« art lapidaire ». Transporté dans la littérature, le motif de la stèle est appelé à reprendre son statut d'origine : le monument. Le poème devient alors un jeu incessant d'allusions autoréférentielles aux tables mémoriales (« Sans marque de règne »), à l'artiste sculpteur (« Vision pieuse ») ou à la pancarte que l'on consulte au croisement de deux routes (« Sans méprise »). De même, le style des poèmes se veut concis et l'expression dense – mais non pétrifiée. Segalen s'efforce d'entraîner le lecteur dans des rêveries ou des effets de résonances en usant de mots à double entente. La lecture se prolonge ainsi par une forme de méditation. L'étude génétique des poèmes, pour lesquels Henry Bouillier a recueilli jusqu'à huit versions, montre une volonté de resserrer la phrase jusqu'à obtenir les proportions physiques d'une inscription « cérémonielle et sacrée ».

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