MALLARMÉ STÉPHANE (1842-1898)
Musique mentale
À l'automne de 1871, il est enfin nommé à Paris. Il y trouve un milieu littéraire et artistique plus vaste que celui que lui offrait Avignon avec la compagnie des félibres. Il se plonge avec bonheur dans cette vie dont l'absence, à Tournon, à Besançon, lui avait été pénible. Vie d'amitiés, avec Manet, avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Verlaine, avec tous ceux qui, à partir de 1877, se retrouveront le mardi dans le petit appartement de la rue de Rome. Vie de rencontres à l'allure mondaine, avec des écrivains et des plumitifs, des artistes et des tâcherons. Vie de démarches auprès des journaux et des éditeurs, de Lemerre, par exemple, qui refuse et le Faune et la traduction des poèmes d'Edgar Poe. Vie consacrée enfin à des travaux rémunérateurs, accomplis avec probité et sans concessions : une adaptation parfois libre d'un ouvrage anglais de mythologie, une éphémère revue mondaine, des ouvrages pédagogiques ; soit : Les Dieux antiques (1880), La Dernière Mode (huit livraisons de septembre à décembre 1874), Les Mots anglais (1877).
Ce dernier livre, ouvrage de philologie, ne rappelle pas seulement que, pour vivre, Mallarmé dut être professeur. Il évoque aussi cette thèse de linguistique à laquelle Mallarmé a longuement songé sans peut-être écrire autre chose que les quelques pages qui nous restent. Le travail du poète a longtemps été accompagné, en sourdine, par une réflexion sur la parole. L'image d'une science se profile, entrevue, à l'horizon.
Mais Paris est aussi, à partir, semble-t-il, de 1878, l'occasion de découvrir le concert symphonique, la musique, les « riches musiques » de l'orgue et de l'orchestre. Mallarmé restera toujours un amateur privé de connaissances techniques. Mais il n'a sans doute pas tort, ce musicien de métier qui lui écrit : « Savoir entendre et définir nettement les lignes extérieures de la mélodie et les profondeurs incommensurables de l'harmonie sont des qualités rares, que les poètes tels que vous sont seuls – en privilégiés – à posséder. » Le compliment touche juste : il n'y aurait pas grand sens à dire que la musique a influencé Mallarmé. C'est tout au contraire parce que le poète avait pratiqué son art d'une certaine manière qu'il peut percevoir dans la musique autre chose qu'un prétexte au discours du sentiment. Car, dans la symphonie, ce n'est pas l'expression qui intéresse Mallarmé. Au milieu des wagnerolâtres trop souvent préoccupés de souligner combien la musique sert le texte, l'anecdote et le commentaire moral qui l'enveloppe, le poète a un recul : ce n'est pas la légende que retient son attention. La musique est pour lui organisation de figures dans un temps, glissements et contrastes, coups d'ailes et retombées.
On comprend comment peut devenir un fidèle des concerts symphoniques celui qui, dès 1865, notait à propos de son Hérodiade : « J'ai, du reste, là, trouvé une façon intime et singulière de peindre et de noter des impressions très fugitives. Ajoute, pour plus de terreur, que toutes ces impressions se suivent comme dans une symphonie, et que je suis souvent des journées entières à me demander si celle-ci peut accompagner celle-là, quelle est leur parenté et leur effet. » Ce que Mallarmé découvre sans pouvoir le nommer, c'est peut-être le contrepoint : non plus la succession déductive des idées, mais leurs simultanéités décalées, tout un jeu d'accords, d'échos et de fuites.
Musicien, il l'était déjà, dès que son poème avait tourné le dos à l'art oratoire. Il ne le deviendra pas davantage, ne songera jamais, semble-t-il, à apprendre l'art de composer. Car, comme le théâtre, la musique devient mentale : c'est le livre qui est appelé à réaliser son essence pure. Le poème est une musique sans instruments. «[...]
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Écrit par
- Jean-Louis BACKES : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature comparée à l'université de Caen
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Médias
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