MALLARMÉ STÉPHANE (1842-1898)
« Hiéroglyphes dont s'exalte le millier »
Le jeu repose sur les multiples ambiguïtés de la langue, qui déborde tous les dictionnaires. Les mots rêvent, s'associent par leurs lettres, comme si l'allitération entraînait analogie de sens, par les nuances infinies que leur a conférées leur longue histoire, encore que cette histoire ne soit pas parvenue à épuiser toutes les possibilités. Car toute langue, trésor d'archaïsmes et de fausses alliances avec les langues voisines – comme pour le français, le latin et l'anglais – tend aussi, discrètement, au néologisme, au sens inouï et pourtant acceptable d'un mot déjà connu. Le monde fuit dans le langage, le langage lui-même est en fuite perpétuelle, riche et multiple comme le monde. De cette fuite, le terme pourrait être le Néant. Et il est vrai que tout poème s'achève sur un blanc, débouche sur le silence. Et pourtant il a eu lieu. Il se répète dans l'infinie lecture. Et, le poète mort, les poèmes qu'il a laissés composent son nom. « Le nom du poète mystérieusement se refait avec le texte entier. »
Il existe un autre aspect, badin, de ce monument, une manière de jeu futile qui se délecte au calembour, voire à la parodie. On ne saisira pas Mallarmé si l'on est insensible à son sourire, à son humour. Il est vrai que Poe, selon lui, fut en butte « aux noirs vols du blasphème ». Dans un Billet à Whistler, on voit que, par grand vent, la rue est « Sujette au noir vol de chapeaux ». Un lecteur sérieux s'indigne de ces plaisanteries et regrette que l'on publie, pour grossir des œuvres complètes, d'innombrables vers de circonstance, adresses en quatrains ou dédicaces fantasques aux rimes acrobatiques. Ce lecteur oublie que le sourire apparaît dans le poème mallarméen aux moments les plus graves. Qu'il se souvienne au moins de ce « muet / rire » qui passe, « au fond d'un naufrage », dans le dernier poème : Un coup de dés jamais n'abolira le hasard.
Poème sans égal, « partition » pour un concert mental, mais spectacle aussi bien, où la composition de la page joue un décor, inclus au texte comme celui d'Hérodiade, le Coup de dés est peut-être un fragment ou un mirage de ce Livre unique tel que Mallarmé n'a jamais cessé de le vouloir. Objet multiple, scintillant à l'infini, labyrinthe de syntaxe, fusées d'images et de rêves, il oppose à la mort l'absolue résistance d'un sourire, la rigueur achevée d'une constellation.
Le mystère est là, tout proche, non pas dans les abîmes théologiques, mais dans ce qui est, qui se donne, objets, soleils couchants, langage, musique, lettres. Tout poème est mystérieux pour qui ne s'est pas hâté d'en dégager le sens et de passer. Et l'on peut se souvenir que le Moyen Âge donnait un théâtre de mystères. Reprise quelques mois avant la mort du poète, Hérodiade, devenue Les Noces d'Hérodiade, aurait reçu le nom de « mystère ». Cet archaïsme pourrait inquiéter quelque historien, soucieux de dater « à coup sûr » et de décrire le moment où a paru Mallarmé, novateur et guide. Il faut alors se souvenir que, à l'écart de la fiction sociale, un poète a toujours existé, dont Mallarmé, comme Mounet-Sully pour Hamlet, « lègue, élucidée, [...] comme authentiquée du sceau d'une époque suprême et neutre, à un avenir qui probablement ne s'en souciera mais ne pourra du moins l'altérer, une ressemblance immortelle ».
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-Louis BACKES : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature comparée à l'université de Caen
Classification
Médias
Autres références
-
CORRESPONDANCE 1854-1898 (S. Mallarmé) - Fiche de lecture
- Écrit par Yves LECLAIR
- 974 mots
- 1 média
Stéphane Mallarmé (1842-1898), « poète maudit » selon Verlaine, issu du Parnasse, figure de proue (malgré lui) du mouvement symboliste, traducteur d’Edgar Poe, critique d'art, voua sa vie entière à la quête de la Beauté idéale. Pour lui, la « poësie » en eût été l'expression ou le rêve absolu,...
-
DIVAGATIONS, Stéphane Mallarmé - Fiche de lecture
- Écrit par Patrick BESNIER
- 1 030 mots
- 1 média
Publié l'année précédant la mort de Stéphane Mallarmé (1842-1898), le volume de Divagations recueille, sous forme d'anthologie, l'essentiel de ses écrits en prose. À plusieurs reprises déjà, le poète avait choisi cette forme : Album de vers et proses (1887-1888), Pages (1891)...
-
L'ACTION RESTREINTE. L'ART MODERNE SELON MALLARMÉ (exposition)
- Écrit par Yves MICHAUD
- 1 133 mots
L'art de l'âge moderne avait fini par être écrasé sous sa propre vulgate. L'expositionL'Action restreinte. L'art moderne selon Mallarmé, au musée des Beaux-Arts de Nantes du 9 avril au 3 juillet 2005 (catalogue de Jean-François Chevrier, Musée des Beaux-Arts de Nantes-Hazan,...
-
POÉSIES, Stéphane Mallarmé - Fiche de lecture
- Écrit par Pierre VILAR
- 984 mots
- 1 média
Les quarante-neuf pièces qui composent les Poésies de Stéphane Mallarmé (1842-1898), dont le titre dans sa simplicité désigne sans l'éclairer la nature seulement et radicalement poétique, indépendamment de tout thème ou discours « qui parlerait trop haut », ont marqué la modernité d'une...
-
ALÉATOIRE MUSIQUE
- Écrit par Juliette GARRIGUES
- 1 301 mots
- 4 médias
...recherches essentiellement littéraires (alors que les compositeurs américains sont surtout influencés par des recherches picturales). Des écrivains comme Stéphane Mallarmé ou James Joyce ont en effet totalement repensé la notion de forme en ne concevant plus l'œuvre dans un déroulement linéaire, avec... -
ARTS POÉTIQUES
- Écrit par Alain MICHEL
- 5 904 mots
- 3 médias
...rejeter les arts poétiques (ce sera le cas pour Verlaine, Lautréamont). Mais il les influence aussi jusqu'à nos jours. Par exemple, il nous conduit jusqu'à Mallarmé qui apparaît d'abord comme l'héritier du symbolisme. Il chante le « démon de l'analogie », mais non sans quelque ironie. Sa véritable poétique... -
BALLET
- Écrit par Bernadette BONIS et Pierre LARTIGUE
- 12 613 mots
- 21 médias
...Mérode. On ne danse plus. Carlotta Zambelli exceptée. Mais ce triste moment de décadence sera pourtant marqué par l'incomparable réflexion de Stéphane Mallarmé dans Crayonné au théâtre : « La danseuse n'est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu'elle n'est pas une femme, mais une métaphore... -
BÉNICHOU PAUL (1908-2001)
- Écrit par Françoise COBLENCE
- 1 920 mots
...tout autant l'idéal poétique que les perspectives politiques. Toujours souverain, le poète maudit l'est désormais dans la solitude, et l'on conçoit que Mallarmé puisse représenter l'ultime accomplissement de cette tendance, le point où la parole confine au silence et se livre dans une obscurité qui maintient... - Afficher les 27 références