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MILLHAUSER STEVEN (1943- )

Outre-Atlantique Steven Millhauser est le maître du conte, mi-merveilleux mi-fantastique, hérité du romantisme allemand, qu'on appelait Märchen dans la langue de ses ancêtres. En quelque quarante ans d'une carrière de « rêveur » obstiné, il a su faire de ce mode littéraire mineur une des expressions possibles du « grand roman américain ».

Né en 1943, Steven Millhauser fait ses débuts, à la veille de ses trente ans, avec un petit chef-d'œuvre : La Vie trop brève d'Edwin Mullhouse, écrivain américain, 1943-1954, racontée par Jeffrey Cartwright (1972, trad. franç. 1975). Il s'agit d'une sorte de pastiche en miniature de la monumentale biographie que Leon Edel a consacrée à Henry James. Elle en reprend d'ailleurs les grandes divisions : les années d'apprentissage, les années de maturité, etc. Sauf qu'ici le « grand écrivain » a disparu, à l'âge de douze ans, ne laissant après lui qu'un seul ouvrage, inachevé et resté inédit, sobrement intitulé Cartoons.

Le biographe, le Boswell de cette Vie de Johnson en petit, n'est autre que Jeffrey, ami d'Edwin dès la maternelle. Il a suivi son héros depuis ses premiers balbutiements. Grâce à lui, on en connaît la petite enfance, bercée par les passages duFinnegans Wake de Joyce, que son père lui récitait pour l'endormir. Le jeune Edwin n'a pas deux ans qu'il connaît déjà par cœur le célèbre monologue d'Hamlet : « z'èbre ou ne pas z'èbre, z'est la question ». La documentation du scribe Jeffrey est d'une méticulosité sans faille. Tout comme Carlos Baker, autre biographe de renom, connaissait le nombre de cicatrices d'Hemingway et leur emplacement exact, lui dresse l'inventaire de « tous » les ouvrages figurant dans la bibliothèque d'Edwin à quatre ans, des vignettes de chewing-gum qu'il collectionne à neuf ans, et des cadeaux qu'en cours moyen il fait à sa « fiancée », Rose.

La beauté du livre tient moins, toutefois, à ce tour de force parodique qu'à la relation, faite d'admiration et de jalousie quasi névrotiques, qui lie le biographe et son « sujet », l'un et l'autre s'inventant mutuellement, en miroir, à la manière de Kinbote et Shade dans Feu pâle(1962), de Nabokov, auquel le livre doit beaucoup. Edwin Mullhouse a su s'esquiver avec élégance avant que vienne « l'obscène maturité ». En reconstituant son monde, leur monde, perdu, Jeffrey – et avec lui Millhauser, tel un Proust de la prépuberté – ravive le sentiment émerveillé de l'étrangeté des choses, et de l'intensité qu'elles possédaient alors.

Millhauser a donné à ces scènes d'enfance une sorte de suite avec son Portrait d'un romantique (1977, trad. franç. 1982). « Je suis né dans un recoin ombreux de l'ensoleillé Connecticut », dit le narrateur, Arthur Grimm. Cette ouverture fait écho à l'Augie March du roman éponyme de Saul Bellow (« Je suis un Américain, né à Chicago, cette sombre cité »). Grimm, quant à lui, évoque le monde des contes, mais grimsignifie aussi « sombre » ou « sinistre » en anglais. Ce que relate Millhauser, ce sont les « souffrances » du jeune Arthur, entre ses douze et quinze ans, lorsque, solitaire, mais « bercé d'amoureuse langueur », il apprend dans son grenier les poèmes d'Edgar Allan Poe, joue à la roulette russe et conclut un « pacte de suicide » avec sa « lady », Eleanor Schumann, treize ans, dont l'élégante pâleur gothique l'envoûte.

Le Connecticut, Millhauser y a grandi – à Bridgeport, ville qui abrite entre autres le musée du fameux P. T. Barnum, ses curiosités et ses « monstres » : c'est d'ailleurs le titre d'un de ses recueils de nouvelles (Le Musée Barnum, 1990, trad. franç. 1996). Il a toujours aimé[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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