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STRATÉGIE ET TACTIQUE

Le vocabulaire mathématique

L 'histoire de l'analyse des jeux de société montre que, de Nicolas Bernoulli et Pierre Rémond de Montmort (début du xviiie s.) à Émile Borel (1921-1924), les mathématiciens qui ont réfléchi sur les jeux où intervient l'habileté des joueurs ont été persuadés que les mathématiques laissaient échapper un élément déterminant, la finesse du joueur, dont dépendait l'issue de la partie. En 1713, Montmort écrivait, à propos d'un jeu de duel : « Ces questions sont très simples, mais je les crois insolubles. Si cela est, c'est grand dommage car cette difficulté se rencontre en plusieurs choses de la vie civile. Quand deux personnes, par exemple, ayant affaire ensemble, chacune veut se régler sur la conduite de l'autre. » Deux siècles plus tard, Borel exprime le même point de vue : « Le joueur qui n'observe pas la psychologie de son partenaire et ne modifie pas en conséquence sa manière de jouer doit forcément perdre vis-à-vis d'un adversaire dont l'esprit est assez souple pour varier son jeu en tenant compte de celui de l'adversaire » (1924). Dans les deux cas, on trouve la même pensée : analyser mathématiquement les situations dans lesquelles l'action de chacun dépend des actions, imprévisibles, des autres serait d'un grand intérêt, mais de tels problèmes, simples en apparence, ne peuvent être soumis au calcul ; de plus, les mathématiques sont un instrument de connaissance moins pénétrant que l'intuition psychologique. De ce fait, on peut dire que, si l'idée de la mathématisation des problèmes stratégiques est claire dès le début du xviiie siècle, le concept mathématique de stratégie n'est apparu nettement que dans les notes de Borel (1923) et n'a été formulé exactement et dans sa généralité que par John von Neumann, dans un article paru en 1928.

« Imaginons, écrivent J. von Neumann et O. Morgenstern, que le joueur, au lieu de prendre chaque décision quand cela devient nécessaire, réfléchisse d'avance à toutes les éventualités concevables, c'est-à-dire que le joueur commence à jouer avec un plan complet : un plan qui détermine le choix qu'il fera dans chaque situation possible, et pour toute information dont il disposera à ce moment-là, compte tenu des normes d'information que les règles du jeu prévoient en ce cas pour chaque joueur. Nous appelons un tel plan une stratégie. »

Ainsi, la stratégie désigne un plan d'action complet. En d'autres termes, le décideur explore toutes les possibilités d'action que la situation présente (construction du schéma de causalité du jeu, qui est une description systématique de toutes les conséquences de l'action), et associe à chaque perspective une valeur qui représente à ses yeux l'utilité du résultat obtenu (construction d'un schéma de finalité).

Mais ces idées n'auraient eu aucune substance mathématique si J. von Neumann n'avait pas établi, en 1928, que, dans le cas le plus simple du duel fini, c'est-à-dire d'un jeu de lutte pure entre deux adversaires intelligents, disposant chacun d'un ensemble de tactiques possibles, il existait un équilibre. Certes, le caractère insoluble des duels semblait tenir au fait, remarqué par Bernoulli, qu'on ne pouvait « rien prescrire d'assuré », mais que chacun devait faire preuve de psychologie pour percer les desseins de l'autre en échappant à sa perspicacité. Cependant, J. von Neumann a montré que ces jeux possédaient un équilibre, en ce sens que, si les deux adversaires variaient leurs tactiques en les tirant au sort selon un certain dosage, ils pouvaient définir une stratégie prudente, qui optimisait leur espérance devant un adversaire intelligent et prudent. Ce résultat remarquable eut pour effet de montrer que les mathématiques n'étaient pas démunies en face de la ruse. Depuis lors, les travaux[...]

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