STRATÉGIE SOCIALE
La notion de stratégie, enchaînement ordonné de « choix » conscients, guidés par le calcul rationnel ou par des motivations éthiques et affectives, est associée à la tradition intellectualiste et subjectiviste qui, de René Descartes à Jean-Paul Sartre, a dominé la philosophie occidentale. Dans La Distinction (1979), Pierre Bourdieu reconnaît à Sartre « le mérite d’avoir donné une formulation ultra-conséquente de la philosophie de l’action qu’acceptent, presque toujours implicitement, ceux qui décrivent les pratiques comme des stratégies explicitement orientées par référence à des fins explicitement posées par un libre projet ». Souvent associée à la notion d’acteur, elle connaît aujourd’hui un regain de faveur avec le retour du sujet consécutif aux procès sans sujet des années 1960 et à la vogue de la théorie de l’action rationnelle.
L’usage a priori paradoxal qu’en fait Bourdieu pour désigner les lignes d’action objectivement orientées que les agents sociaux construisent sans cesse dans la pratique et en pratiques correspond au double refus du subjectivisme sartrien et de l’objectivisme structuraliste : il s’agit d’échapper à l’alternative du structuralisme sans sujet et de la philosophie du sujet, du sujet sartrien et du support de structure althussérien, d’une vision finaliste de la pratique (où les acteurs agissent en connaissance de cause) et d’une conception mécaniste de la pratique (où les agents agissent sous la contrainte directe de causes) ou, plus prosaïquement, aux oppositions de sens commun entre liberté et déterminisme, individu et société, acteur et structure, micro et macro, etc.
Si le passage analytique de la règle à la stratégie marque une rupture avec le point de vue objectiviste et l’action sans sujet que suppose le structuralisme, cet effort pour sortir de l’objectivisme s’accompagne d’un effort symétrique pour éviter de tomber dans le subjectivisme. Ainsi peut-on comprendre l’usage que Bourdieu fait de la notion d’agent pour contourner celle d’acteur : ayant dû réintroduire les agents que Claude Lévi-Strauss et les structuralistes, comme Louis Althusser, tendaient à abolir en faisant d’eux de simples épiphénomènes de la structure, il lui fallait éviter de retomber dans le paradigme individualiste du calcul rationnel, de l’anthropologie cartésienne ou du finalisme sartrien.
Dans ce contexte et comme Bourdieu l’écrit dans Le Sens pratique (1980), la notion de stratégie désigne « toutes les actions qui sont raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou, à plus forte raison, d’un calcul rationnel ». Grammaire génératrice des pratiques, l’habitus est au principe de ces enchaînements de « coups » objectivement organisés comme des stratégies sans requérir une véritable intention stratégique. Les stratégies de l’habitus se situent à mi-chemin entre l’action rationnelle et la réaction mécanique. Elles sont « le produit du sens pratique comme sens du jeu, d’un jeu social particulier, historiquement défini, qui s’acquiert dès l’enfance en participant aux activités sociales » (Choses dites, 1987). Pour autant, Bourdieu n’exclut pas que les réponses de l’habitus puissent s’accompagner d’un calcul stratégique tendant à réaliser sur le mode quasi conscient l’opération que l’habitus réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances supposant la transformation de l’effet passé en avenir escompté. S’il est vrai, comme il l’écrit dans Le Sens pratique, que, dans la plupart des cas, « la pratique n’implique pas la maîtrise de la logique qui s’y exprime », elle n’exclut pas nécessairement la maîtrise consciente de cette logique. Mais, loin de pouvoir être fixée a priori, la probabilité d’accéder à une action rationnelle et, a fortiori, réflexive dépend de conditions sociales justiciables d’une enquête[...]
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Écrit par
- Gérard MAUGER : directeur de recherche émérite au CNRS
Classification
Autres références
-
CONFORMISME (psychologie)
- Écrit par Michel CHAMBON et Michaël DAMBRUN
- 1 027 mots
...les autres comme une source pertinente de connaissances et être alors tentée de se conformer, par exemple, au point de vue du plus grand nombre. S'en remettre à la majorité offre l'avantage d'unestratégie simple permettant d'affronter une situation de forte incertitude avec une plus grande confiance.