STYLE
Le style comme instrument de singularisation
La liberté de l'artiste ne s'exerce pas seulement dans le choix préalable du style, elle peut se manifester par la contestation des traits qui le définissent dans la théorie et des règles qui le définissent dans la pratique, par l'invention de nouveaux traits et de nouvelles règles. Ainsi peuvent se créer de nouveaux genres qui se substituent aux anciens. Mais ce qui nous intéresse ici – et qui intéressera aussi le stylisticien – c'est, quels que soient son avenir et son incidence sur la systématique, le moment de l'invention, qui est celui de la pratique. Cette pratique n'est pas nécessairement individuelle (encore qu'elle le soit le plus souvent ou par quelque côté : la construction de la cathédrale suppose un maître d'œuvre, le jeu du corps de ballet un chorégraphe), mais elle est individuante : toute grande œuvre est une création singulière, et l'on pourra même dire que son authenticité se mesure à sa singularité. Les œuvres mineures sont les œuvres standardisées, où n'apparaît point la marque de l'ouvrier sur son ouvrage ; et s'il y a des genres mineurs, ce sont ceux qui ne sollicitent ou ne tolèrent pas cette marque, à savoir la transgression des règles qui les constituent, comme le conte, le roman policier, la chanson, le western. Mais peut-être ces genres mêmes, dont le style est impérieusement prédéterminé, autorisent-ils une certaine personnalisation. L'individuation du style en effet n'implique pas nécessairement la subversion des règles, mais au moins un certain degré de liberté dans la façon de les assumer : l'artisan le plus respectueux, le plus laborieux peut être un artiste si son effort même pour appliquer docilement des normes à un matériau rebelle le conduit comme malgré lui à conjuguer tradition et invention, sinon apprentissage et révolte, et à imprimer ainsi sa marque à son œuvre.
Il faut évoquer ici l'analyse où Barthes, dans Le Degré zéro de l'écriture, réfléchissant sur la littérature et la façon dont elle se signifie au lecteur, oppose le style à l'écriture. La notion d'écriture se rapproche de ce que l'on a appelé le style collectif : elle fait, là au moins où elle est plurielle, l'objet d'un choix ; en opérant ce choix, l'écrivain accepte le pacte qui le lie à la société, il se situe dans une aire sociale, s'engage dans une histoire, prend parti. Le style, lui, a ses références « au niveau d'une biologie ou d'un passé, non d'une histoire » ; il constitue un langage autarcique, où se révèle la solitude de l'écrivain ; il fonctionne à la façon d'une nécessité, « comme une espèce de poussée florale », exprimant le pacte qui noue la chair au monde : il est du côté de la Nature. La poésie moderne illustre assez bien cette idée ; d'autres arts comme la danse ou la peinture, que ce n'est pas le propos de Barthes d'évoquer, indiquent, mieux encore, comment le style est issu des profondeurs du corps : il est la trace d'un geste. Mais il en est aussi la maîtrise ; et c'est pourquoi, si naturel qu'il soit, il se conquiert.
Cette marque de l'ouvrier sur son ouvrage n'est pas expression de soi au sens où on l'entend trop souvent ; elle ne manifeste pas un parti pris délibéré de s'exhiber ou de parler de soi ; ce n'est pas l'auteur qui parle en première personne, c'est l'œuvre qui parle, en personne : c'est elle qui porte témoignage du geste, du travail singulier qui l'a produite, et le créateur n'est rien d'autre que le fils de ses œuvres. L'étude du style implique donc l'étude de l'œuvre : l'étude de la marque de l'ouvrier, et non l'étude de l'ouvrier. Elle vise à expliciter ce qu'il y a d'incomparable dans cette œuvre, ce par quoi, même si on peut[...]
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Écrit par
- Mikel DUFRENNE : ancien professeur à l'université de Paris-X
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