SUBLIMATION, psychanalyse
Économique du dépouillement
Comment ne pas reconnaître ici la description laïcisée de ce que Maître Eckhart dans ses Sermons désignait comme la vertu la plus haute, à savoir le « détachement », c'est-à-dire le refus de toute consolation, de toute récompense, de toute « prime » ? Mais ce détachement ne peut être que le fruit de la « grâce », et l'amour apparaît seul capable de tuer réellement la vie de convoitise et d'égoïsme, d'arracher l'homme non seulement aux joies corporelles, mais aux délices spirituelles qu'il goûtait dans la prière, la vertu et l'extase. Fortis est ut mors dilectio. L' amour est fort comme la mort, délicieux de par sa violence même. Pris dans le « filet » de l'amour, l'homme « sort de toute récompense et de tout mérite qu'il pourrait encore gagner [...]. À quoi qu'il s'occupe et s'adonne, c'est l'amour qui le fait, c'est exclusivement son œuvre – qu'il fasse quelque chose ou rien, cela n'a aucune importance. »
Une nouvelle force apparaît donc libérée, une aptitude sublime, c'est-à-dire telle qu'on ne dispose d'aucun critère objectif pour l'apprécier. L'amour se retourne alors contre l'amour, allant jusqu'à exiger qu'on se dépouille de l'autre et de soi-même. Arraché au temps, l'individu hurle sa suppression, parce qu'il la sait transitoire et invivable, ininscriptible dans le cours de l'existence. « L'amour est dur et inflexible comme l'enfer », disait sainte Thérèse d'Avila ; il faut à chaque moment recommencer à en nouer le lien, et s'y reconnaître trompeur de par l'incapacité constitutionnelle à jeter l'ancre.
Ce que nous signifie le procès irrésistible de la sublimation est ainsi au premier chef l'impossibilité de l'amour. Cette logique impitoyable, comment le sujet parvient-il à la vivre ? Comment l'énergie libidinale peut-elle être appliquée dans d'autres domaines ? Tel demeure le grand mystère du déploiement de l'énergie. Aussi bien est-on amené à se demander ce qui se produirait si l'analyse d'un individu pouvait effectivement avoir une fin. La répétition perdrait alors son caractère singulier et original ; et chaque action se réduirait à l'effet particulier d'une loi. Mais il n'est point vrai – du moins dans le domaine psychique – que effectus integer aequipollet causae plenae ; et ce que Freud a voulu montrer contre Leibniz, c'est l'irréductibilité de l'effet à la cause : si le ressort énergétique de la sublimation est la répétition d'un plaisir particulièrement vif éprouvé durant l'enfance, cela ne saurait suffire à expliquer pourquoi ce plaisir ne peut s'inscrire dans le contexte de l'acte sexuel, et tend à se représenter lui-même dans des réalités effectives d'une nouvelle sorte.
La sublimation, avoue Freud à la fin des Trois Essais sur la théorie de la sexualité, est un processus qui nous est « complètement inconnu quant à son mécanisme intérieur ». Certes, elle peut se produire par « formation réactionnelle », c'est-à-dire par investissement de la tendance opposée à la motion pulsionnelle jugée indésirable. Mais la formation réactionnelle n'est qu'un « substitut » de la perversion, alors que la sublimation consiste en une véritable métamorphose des pulsions sexuelles. Il faut par conséquent supposer quelque chose de positif, par quoi la sublimation entrave les effets morbides de la répression instinctuelle.
Le sujet sublimant apparaît doté d'une « capacité » particulière. La tenacité avec laquelle la libido adhère à certaines directions et à certains objets est en effet variable d'un sujet à l'autre : « viscosité » et labilité caractérisent dans des proportions[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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Média
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