SUBLIME
« The Sublime is Now »
Pour des raisons qu'il est impossible d'analyser ici, il est probable que la démonstration de Hegel clôt, pour l'essentiel, la méditation philosophique sur l'art telle qu'elle s'était inaugurée avec Platon. C'est sans doute ce qui lui donne – ou lui a donné, historiquement – toute sa force de dissuasion. On verra, après Hegel, des esthétiques s'opposer à la sienne ; on verra des tentatives de restauration de l'art dans toute sa grandeur et sa fonction métaphysique, historique ou religieuse (Wagner en est le parangon). Mais on assistera surtout au déclin du motif du sublime et à la banalisation du mot.
Cela ne veut pourtant pas dire que le thème soit mort. Encore moins la chose.
Le thème, nous l'avons déjà noté, resurgit sous d'autres noms ; et surtout, parce que de cette manière il se dégage des limites que lui assignait l'esthétique, parce qu'il s'affranchit, il se radicalise. Déjà, on peut lire La Naissance de la tragédie, où le mot apparaît à peine, comme une réélaboration philosophique du sublime (qu'est-ce d'autre que le dionysiaque ?). Mais c'est surtout dans les dernières grandes méditations philosophiques – ou, peut-être, « postphilosophiques » – sur l'art (Heidegger, Benjamin, Adorno), qui ont toutes pour enjeu explicite de franchir un pas au-delà de l'esthétique, que le thème conquiert toute sa portée. Ce qui vient au jour, en fait, c'est précisément ce qui était resté enfoui, plus ou moins, dans la rhétorique ou l'esthétique (et que seules ces modernes reprises, au demeurant, rendent visible) : à savoir que la « chose » sublime, la révélation Qu'il y a, est très précisément ce à quoi ni la philosophie dans sa forme classique, ni, encore moins, l'esthétique ne pouvaient avoir accès : l'idée que par le sublime (le grand art) se fait, non pas la présentation qu'il y a de l'imprésentable, mais advient la présentation sans présentation (et avant tout sans représentation ou imitation) qu'il y a de l'étant-présent. Lorsque Heidegger, dans ses conférences sur « L'Origine de l'œuvre d'art », tente de penser l'art comme mise en œuvre de la vérité (de l'alètheia au sens du dévoilement), il ne dit pas autre chose.
Présentation sans présentation : cela définit assez bien l'aventure de l'art dit « moderne ». Au moment où Hegel condamne le sublime, un sublime pompeux et grandiloquent s'épuise dans les arts, c'est certain. Plus exactement, une volonté de sublime – repérable dans le David le plus appliqué, dans Mehul, dans l'emphase romantique à la française, dans Wagner – épuise le sublime. Mais dans le même temps, ou presque, il se produit déjà les grandes ruptures inauguratrices de l'art moderne : le Goya de la Maison du Sourd, le Hölderlin des traductions de Sophocle et des poèmes d'avant la folie, le Beethoven des derniers quatuors. Ou le Büchner de Lenz et de Woyzeck. Un art qui s'enfante douloureusement, parce qu'il est tourné contre l'art (le beau) et veut la vérité – ou se laisse aspirer par elle. Cet art ne cultive pas, mais subit l'inadéquation. Aucune forme ne correspond à ce par quoi il se sent appelé : il se voit obligé de passer par la destruction, il casse la (belle) forme, il ruine la représentation (l'imitation), il fait fond, de manière impulsive, sur le seul génie. Il explore, sous le nom d'abstraction ou sous d'autres (prenons l'exemple américain : le culte du génie, c'est Pollock ; le culte de la simplicité, c'est Newman ; le culte de l'Unheimliche, c'est – peut-être – l'hyperréalisme, etc.), des possibilités léguées par la tradition du sublime mais qui n'avaient donné lieu qu'à des réalisations[...]
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Écrit par
- Philippe LACOUE-LABARTHE : professeur émérite de philosophie à l'université Marc-Bloch, Strasbourg
Classification
Médias
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