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SUICIDE

Le paradoxe d'un désir de mort

« Il existe pour la mort, écrit Sénèque, une inclination inconsidérée [...]. Surtout évitons jusqu'à cette passion qui s'est emparée de plusieurs : le désir de mourir, la libidomoriendi. » Certes, il faut condamner le suicide en tant que passion, c'est-à-dire comme propre des insensés et des lâches. Cependant choisir soi-même l'heure où l'on quittera ce monde, quand nul remède contre la souffrance n'existe plus que la mort, telle est la suprême dignité qui appartient au seul sage. « Multum fuit Carthaginemvincere, sedamplius mortem », dit Sénèque de Scipion l'Africain. À quoi fait écho ce bref commentaire de Montherlant : « Quand l'oiseau de race est pris, il ne se débat pas. » Pourquoi en effet vivre la défaite, alors qu'on a toujours vaincu ? Autant remporter une ultime victoire, en surmontant la peur naturelle de la mort ; non pas s'adonner à elle par dégoût d'une vie toujours morne, mais être ému d'un généreux mépris pour une existence soudain déchue.

Cependant, si le sage stoïcien suscite parfois l'estime et l'admiration, il ne nous émeut point. Car cette éthique de la raison pure apparaît trop rigide, et cette sérénité trop absolue pour n'être point forcée. « Personne n'est juge en sa propre cause », rappelle saint Thomas, qui considère le suicide comme un cas particulier d'homicide. Même celui-là qui veut se tuer par crainte de consentir au péché fait un mauvais calcul, en choisissant un mal sûr, le dernier des maux, selon l'expression d'Aristote, afin d'éviter d'autres maux, moindres et surtout incertains. Et nulle théorie n'a pu fournir d'argument qui puisse valoir universellement en faveur du suicide, que celui-ci soit considéré comme preuve de courage par les stoïciens, ou par les épicuriens comme signe de prudence. Exhorter à la mort volontaire, ainsi que le fait Hégésias le Cyrénaïque, c'est faire non point de l'indifférence mais du désespoir vertu !

Aussi bien la morale chrétienne condamne-t-elle le suicide comme péché contre la charité que chacun doit se porter à lui-même, péché d'injustice contre la société à laquelle l'homme appartient, et péché vis-à-vis de Dieu qui nous a « prêté » la vie. « Nul de nous ne vit pour soi-même, et nul ne meurt pour soi-même », écrit saint Paul aux Romains. Loin d'être la preuve d'une vertu authentique, le suicide serait l'indice d'une « certaine mollesse de l'âme » (quaedammollitiesanimi). Il importe en effet avant tout de ne pas confondre le fait de devancer la mort avec celui de la désirer, et de ne la point craindre.

Qu'est-ce à dire, sinon qu'entre le désir et son objet final, la mort, se déploie tout le pathos de la vie, éprise de singularisation et ne cessant de subir ces « petites morts » qui caractérisent tout changement ? « Nous ne tombons pas soudainement dans la mort, écrivait Lucilius, nous nous acheminons petit à petit vers elle : nous mourons chaque jour. » Et Kojève : l'homme n'est qu'une « mort différée ». Le suicide apparaît alors comme le triomphe de la volonté individuelle, au temps même où celle-ci perd son support. Mais, si le cadavre est retour à l'existence naturelle, nous savons par ailleurs que toute victoire est d'autant plus définitive qu'elle s'opère seulement dans l'instant. Il appartient donc à l'humanité de la prolonger : d'en garder le souvenir et d'en développer les conséquences. « Ô mort, s'écriait Lucain, plût au ciel que tu ne voulusses point soustraire les lâches à la vie, que la vertu seule pût donner la mort ! »

Schopenhauer - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Schopenhauer

Paradoxalement, le suicide, bien loin de constituer une négation de la volonté, se révèle une de ses marques[...]

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Schopenhauer - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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