SUPERSTITION
De la Renaissance aux Lumières
La définition thomiste de la superstition devint la définition courante de la scolastique. C'est elle que l'on rencontre chez Gerson ou Denys le Chartreux. En la commentant, Cajetan, comme ensuite Suarez, insistera sur la spécificité psychologique du superstitieux, qui se signale par une attitude cultuelle où il apparaît « tout occupé des cérémonies, sans y mettre de sainteté ». Surtout, cette définition assez limitative de la superstition que donna Thomas d'Aquin et les distinctions qu'il opéra entre les formes licites et les formes illicites de certaines de ses espèces, telles que la divination ou les observances, devaient procurer un point d'appui à ce vaste effort par lequel la Renaissance allait justifier la plupart des superstitions, y compris l'idolâtrie. Ce mouvement, quoique puissant, ne fut assurément ni général ni homogène : les divers essais de légitimisation furent loin d'avoir le même sens et participèrent de courants philosophiques parfois opposés ; mais ils convergèrent dans leurs résultats. Ainsi Pomponazzi, une des grandes figures de l'aristotélisme averroïsant de Padoue, qui ne manque pas d'invoquer l'autorité de l'Aquinate, explique-t-il dans son De incantationibus le pouvoir des mots dans les incantations, ou des caractères dans les talismans, par la seule force de l'imagination, véhiculée par le spiritus. Écartant toute intervention des démons, il donne une cause naturelle à des effets naturels : la superstition ne réside plus alors dans la croyance en la réalité de ces effets ni dans l'exercice de ces pratiques, mais dans l'ignorance de leurs mécanismes réels. Avant lui, Marsile Ficin, le chef de file du néoplatonisme, qui lui aussi se réfère à Thomas d'Aquin, avait non seulement développé une théorie rationnelle de la magie fondée sur les pouvoirs du spiritus et des démons ou esprits planétaires, qu'il assimile aux anges, mais encore, porté par un constant souci d'affirmer l'existence d'une philosophia perennis et d'éviter toute solution de continuité entre la tradition des prisci theologi et celle du christianisme, il s'était appliqué à défendre le paganisme en le ramenant non à une véritable idolâtrie mais à une forme de magie astrale, de cette magie spirituelle et démonique – et non pas démoniaque – dont il voulait montrer la licéité. Les statues, explique-t-il, que les prêtres placèrent dans les temples dédiés aux astres et aux esprits célestes ne représentaient nullement des dieux, mais des hommes particulièrement influencés par ces astres. Par indulgence, les prêtres laissèrent le peuple « aveugle et misérable » adorer ces statues, et certains pontifes corrompus introduisirent « d'abominables superstitions, civiles et poétiques » (In epistolas D. Pauli commentarium, xviii) – mais Ficin ne dit pas lesquelles.
Parallèlement à ces courants philosophiques qui dédramatisaient en quelque sorte la superstition, en excluant de sa sphère nombre de pratiques qui y étaient traditionnellement incluses, et qui la réduisaient finalement à une interprétation de phénomènes naturels erronée, mais excusable en raison de l'inculture de la masse, les querelles religieuses suscitées par la Réforme lui rendirent toute sa dimension polémique : c'est le catholicisme qui alors se vit accusé de superstition par les réformés. Déjà certains théologiens tels que Nicolas de Cues avaient senti le besoin de préciser la définition thomiste, en spécifiant qu'il y a superstition « quand le culte de latrie est attribué à un autre qu'à Dieu » (Exercitationes, ii, 8). Le culte de dulie ne serait donc pas superstitieux. Mais le protestantisme rejeta ce distinguo ; du reste, explique Calvin, latrie signifie « honneur » et dulie « servitude », or[...]
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Écrit par
- Sylvain MATTON : docteur en philosophie, attaché de recherche au C.N.R.S.
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