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SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE, Denis Diderot Fiche de lecture

Une pensée ouverte

Le Supplément s'inscrit à la fois dans une filiation et dans un contexte. Dès le xve siècle et les premières circumnavigations, la découverte de l'existence d'autres peuples et d'autres mondes, décrits par de nombreux récits de voyage (telle l'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry, en 1578), a suscité un certain nombre de réflexions, dont l'une des premières et des plus célèbres est celle de Montaigne dans les chapitres « Des cannibales » et « Des coches » des Essais. Au xviiie siècle, la poursuite de ces voyages, les contacts plus étroits avec les populations autochtones en même temps que le développement de la colonisation et de l'esclavage nourrissent la pensée politique de la philosophie des Lumières, ses interrogations sur la notion de civilisation et sa critique des fondements des sociétés européennes. Les ouvrages se multiplient alors. Inversant souvent les rôles, ils voient l'indigène « explorer » avec étonnement la France contemporaine (L'Ingénude Voltaire, les Lettres persanesde Montesquieu...), et, a contrario, se faire le zélateur de ses propres mœurs, comme dans les Dialogues de M. le baron de Lahontan et d’un sauvage dans l'Amérique (1703).

Ainsi naît le mythe du bon sauvage, innocent et pacifique, préservé des règles artificielles qui, principalement sous l'emprise de la religion, ont perverti l'homme « civilisé » en le séparant de la nature. C'est précisément de cette fidélité aux lois naturelles que le vieillard puis Orou se font les ardents défenseurs, avec une éloquence... toute philosophique, comme s'en amuse Diderot lui-même (« Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi d'abrupt et de sauvage, il me semble y retrouver des idées et des tournures européennes »). Car ni lui ni Voltaire ne sont dupes de cette utopie. Toutefois, si chez le second le rôle de cette fiction est avant tout critique, et vise moins à imaginer un monde idéal qu'à contester le monde réel, il en va un peu différemment pour Diderot.

Il n'est évidemment pas anecdotique que le sujet principal du Supplément soit la sexualité. D'une part parce que c'est sans doute le domaine où la religion, ridiculisée ici à travers le personnage de l'aumônier, a imposé le plus violemment ses interdits et sa répression. D'autre part, et surtout, parce que cette question rencontre, plus que toute autre, la philosophie matérialiste de Diderot qui, des Bijoux indiscrets à La Religieuse en passant par la Lettre sur les aveugles, se définit comme une philosophie du corps, moteur légitime des comportements humains indépendamment de tout moralisme. C'est bien le sens du sous-titre du Supplément – Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas –, le vieillard, Orou et B soutenant que la satisfaction des pulsions, loin d'être condamnable, est la condition d'un bonheur sain.

Il reste que, si les deux Tahitiens revendiquent une liberté absolue des mœurs dès lors que celles-ci s'accordent avec la nature biologique de l'homme (jusqu'au refus de condamner l'inceste), le livre semble proposer une conclusion moins radicale à travers le dialogue final entre A et B. Sans doute, aux réticences du premier semble s'opposer la franche adhésion du second, pour qui civiliser l'homme revient à l’enfermer dans un carcan de règles arbitraires. Pourtant, lorsqu'il s'agit, tout de même, de fonder sinon une morale du moins des normes communes, B, comme effrayé à l'idée de se donner un modèle si éloigné de ce qu'il connaît, adopte une position étrangement modérée : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. »[...]

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