SUR D'INVISIBLES FONDEMENTS, Mario Luzi Fiche de lecture
Une incessante origine
La crise spirituelle et morale vécue par Luzi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qu'on pourrait définir comme le deuil de l'humanisme néo-platonicien présent encore dans ses poèmes de la période hermétique, subit ici une profonde évolution : la fin du monde agraire est consommée, la frénésie et la fragmentation modernes violentent en permanence la lenteur méditative. De cette remise en cause ne naît plus seulement le désarroi auquel Du fond des campagnes (1965) et Dans le magma (1963-1966) tentaient de répondre par l'affirmation d'un humanisme universel : désormais, l'intensité de l'angoisse est condition même de l'avenir, la perte du sens et l'impossibilité de déchiffrer la réalité nouvelle sont les étapes nécessaires d'un parcours marqué par la véracité. La poésie doit être digne des temps, non les dominer de sa hauteur prétendue. Elle se construira donc à partir de ce qui la détruit ou la menace. Un poète de sensibilité chrétienne comme Luzi se montre ainsi profondément florentin, renouant avec l'interrogation sur le réel qui, cinq siècles auparavant, fut celle, plus laïque, de Machiavel (1469-1527) et Guichardin (1483-1540). Les fondements de ce réel, et de la conscience humaine qui l'explore, sont invisibles. Il importe de les rechercher en laissant le surgissement de ce qui est neuf subvertir l'être et son langage.
La crue de l'Arno à Florence en 1966, le carnaval de Viareggio, les voyages du poète en Inde et en Géorgie, le paysage de l'arrière-pays siennois – chiffre le plus secret de l'univers luzien –, la violence civile en Italie, la part féminine de la réalité (dont la femme, et singulièrement la mère, n'est qu'une des incarnations) forment dans cette admirable partition une suite de survenues et d'éclipses du sens qui contraignent à un état d'éveil permanent. Au cœur de la réalité, édifications et destructions apparaîtront peut-être alors comme la métamorphose d'une « incessante origine » que d'autres cultures ont perçue davantage : « Je ne parle pas de la certitude de l'origine,/ – ambiguë, possédée sans l'être/ mais durable, durable toujours –/ je ne parle pas de cela/ mais de ces longues années qui se perdent/ en l'absence d'un but visible,/ et de toi-même – part incertaine/ de celles-ci – qui rôdes/ égaré dans leur frondaison superflue/ cherchant, fouillant,/ décidant ce qu'il faut faire sur d'étranges horoscopes/ et qui humilié dans ta force inexprimée encore te ronges. »
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Écrit par
- Bernard SIMEONE : écrivain, traducteur, directeur de collection et critique littéraire
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