SUR LA PEINTURE (G. Deleuze) Fiche de lecture
Le troisième œil
On retrouve ces réflexions dans son cours : « On dirait que les clichés sont déjà sur la toile avant même qu’ils aient commencé. » Deleuze recherche ici ce que la peinture peut apporter à la philosophie, en quoi elle peut conforter des concepts éclairants, en quoi elle est susceptible de « former des concepts qui sont en rapport direct avec la peinture, et avec la peinture seulement ». Deleuze va étayer sa démonstration à partir d’un certain nombre de peintres : Turner, Cézanne, Van Gogh, Klee et évidemment Bacon auquel il consacrera un ouvrage (Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981). Le philosophe fait grand usage du concept de diagramme du logicien Peirce de diagramme pour penser l’acte de peindre en tant que « catastrophe-germe » ou « chaos germe », d’où va naître l’œuvre. La peinture ne relève pas pour lui de la représentation, de la ressemblance, mais de la présence, et le fait pictural de « la forme déformée ». C’est ainsi que Cézanne, Van Gogh ou Gauguin ne sont pas des peintres figuratifs mais des peintres figuraux. L’opération qui consiste à peindre relève de l’œil intérieur, du troisième œil. Deleuze reprend ce qu’il avait dit à propos de Jean-Luc Godard : « Tout ce qui se passe entre les choses, c’est, pour beaucoup de peintres, l’essentiel ». Et de prendre, entre autres, l’exemple du peintre britannique Turner.
Au fil de ses réflexions, Deleuze parvient à avancer une définition de ce qu’est peindre : « Peindre, c’est moduler la lumière ou la couleur – ou la lumière etla couleur – en fonction d’un signal-espace […] Qu’est-ce que ça donne ? Ça donne la Figure ». Il utilise beaucoup le Traité des couleurs de Goethe et insiste sur le mouvement, la dynamique qu’enclenche l’utilisation des couleurs : intensification, saturation et obscurcissement. Pour définir ce qu’il appelle le troisième œil du peintre, il recourt à la dialectique proposée par l’historien de l’art Aloïs Riegl entre la vision optique et la vision haptique, qui relève du toucher. Comme il s’en réclamera dans l’Abécédaire à propos de son parcours philosophique où il commence par brosser des portraits – Nietzsche, Spinoza – avant de se lancer dans la création de concepts, Deleuze distingue la maturation du peintre dans le passage du terreux aux couleurs. L’ambition du peintre est de s’arracher au terreux pour parvenir à un régime de la couleur selon la dominance d’un type de teintes : « On peut concevoir des régimes pâles, des régimes vifs, des régimes profonds, des régimes rabattus. »
Préparé durant ce cours, l’essai de Gilles Deleuze sur Bacon est le point de départ de toute une réflexion d’ordre esthétique, celle de l’accès au « pur figural » par extraction et isolation : « La peinture doit arracher la Figure au figuratif. » Il voit Bacon comme le peintre qui défait les visages pour mieux laisser apparaître sous l’effet surcodé de ces derniers, les devenirs multiples des têtes comme prolongements des corps. L’esthétique selon Deleuze ne constitue en rien un domaine à part ; elle est en chacun en tant que symbiose d’affects et de percepts selon des combinatoires très singulières dans ce que Deleuze définit, à partir de Bacon, comme une « logique de la sensation ». À peine publié, l’essai de Deleuze est envoyé à Bacon qui est saisi par l’acuité du propos : « On dirait que ce type était derrière mon épaule quand je peignais mes tableaux ! », lance-t-il. L’édition de ce cours sur la peinture permet au lecteur de rentrer à l’intérieur de la fabrique des concepts de Deleuze et de retrouver sa voix, car à le lire, on l’entend.
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Écrit par
- François DOSSE : professeur émérite à l'université Paris-XII, chercheur associé à l'Institut d'histoire du temps présent
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