SURÉNA, Pierre Corneille Fiche de lecture
Une tragédie dépouillée
Cette action chargée de peu de matière, au développement simple et linéaire (1 738 vers et 18 scènes en tout), parfaitement régulier et symétrique, brille par son dépouillement et la densité de ses vers. Les héros sont entraînés vers la mort et déplorent leur destin. Leur amour réciproque, en contradiction avec les intérêts politiques supérieurs, s'exprime par de longues élégies pathétiques capables de séduire les partisans de Racine. Enfin la chaîne, héritée de la tradition pastorale, qui fonde l'action de la pièce (Palmis aime Pacorus qui aime Eurydice qui aime Suréna) est impossible à briser. Suréna le sait, il est coupable de fait : « Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour,/ Je l'ai dit, avec elle il croîtra chaque jour./ Plus je les servirai, plus je serai coupable,/ Et s'ils veulent ma mort, elle est inévitable » (V, 3). Si la passion et la déploration sont intenses, si la pastorale classique fournit la structure de l'intrigue, la politique reste le moteur de la pièce et ne permet aucun retournement d'action : un héros aristocratique, dangereux pour l'État parce que trop vertueux et trop valeureux, se trouve condamné par ses propres perfections. « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir » (I, 3), là semble être la dynamique de la pièce.
Du point de vue de l'Histoire – et Corneille nous en donne la source en citant Plutarque –, on sait que ce royaume est, lui aussi, au bord du gouffre, puisque Pacorus sera tué par les Romains et Orode par son second fils. C'est ce qu'Eurydice et Suréna annoncent au cinquième acte, et que Palmis laisse entendre dans les derniers vers. Du point de vue esthétique, Corneille semble dresser un constat : l'amour et la politique, trop intimement liés, ne peuvent mener qu'à un superbe échec. L'amour résiste et tue : il résiste à l'Histoire, aux principes qui font l'État, à la nécessité de l'organiser selon des conduites matrimoniales efficaces, à la puissance sans partage du souverain ; il tue ceux qui l'élisent et révèle l'impossibilité d'un monde pastoral qui permettrait un bonheur amoureux ici-bas. La politique triomphe sur les ruines de l'amour et de l'héroïsme aristocratique sans qu'on ne puisse faire rien d'autre que de le déplorer, puisqu'on sait que la mort des héros et la fin du royaume sont les seules issues possibles.
Comment, dès lors, ne pas comprendre qu'il s'agit ici de peindre les derniers feux désespérés d'une aristocratie qui a perdu tout pouvoir sous la puissance de la monarchie absolue, et qui refuse, sans espoir, le monde tel qu'il est, au nom d'un désir politiquement et individuellement impossible à combler ?
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Écrit par
- Christian BIET : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Autres références
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FRANÇAISE LITTÉRATURE, XVIIe s.
- Écrit par Patrick DANDREY
- 7 270 mots
- 3 médias
...tragédies de son frère Thomas ou celles de Quinault. Revenu, Pierre Corneille réorientera son génie, dans la dizaine de tragédies allant jusqu’à Suréna (1674), en direction d’une esthétique plus pathétique, avec des intrigues plus complexes et des personnages portés aux extrêmes de la grandeur,...