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LILAR SUZANNE (1901-1992)

Née à Gand, Flamande de langue française, Suzanne Lilar fait partie de ces rares écrivains qui auront réussi, au xxe siècle, à réinventer un grand style de l'érotique et de la mystique, à penser leurs connexions et leurs apories. Le sentiment tragique de la vie est ici rehaussé, et comme survolté, par une joie existentielle, qui a souvent le dernier mot. À la fin d'Une enfance gantoise (1976), la narratrice évoque, parmi les songes mythologiques qui l'ont poursuivie, ceux que « nous reconnaissons à leur félicité incomparable et au déchirement qui accompagne leur réveil ». Dans les dernières lignes de cette Confession anonyme (1960), qui aurait pu être sous une autre plume la plus triste des histoires d'amour, apparaît en ligne de fuite « cette félicité d'union dont Swedenborg pensait que nos pauvres amours ne sont que la réfraction et la correspondance ». Ce beau nom de « félicité » — que Flaubert donna jadis à sa plus modeste héroïne — domine ainsi le jeu des humiliations et des frustrations éprouvées par la protagoniste, « Benvenuta ». Dans tous ses écrits, Suzanne Lilar ne cesse d'explorer un monde inconnu, et peut-être fictif, qui constitue son univers originaire, « celui où se méditent les formes et les archétypes, où se concertent les contraires ». La magie poétique de l'analogiste et la perspicacité critique de l'analyse s'accordent selon des accents qui ont séduit André Breton et Julien Gracq ; ils évoquent aussi, parfois, Baudelaire ou René Char.

La Confession anonyme, parue d'abord sans nom d'auteur, puis signée par l'écrivain, enfin liée en 1983 au beau visage de Fanny Ardant par le pouvoir du film d'André Delvaux (rebaptisé Benvenuta), est un des grands récits d'amour fou du xxe siècle : chaste et brûlant, pervers et sublimé, érotique et mystique. S'il est vrai que l'amour-passion est un fruit tardif du catharisme, Benvenuta et Livio méritent de se voir associés, dans notre imaginaire, à Héloïse et Abélard, ou à Tristan et Yseult. Et s'il existe bien, entre le roman et la confession, un genre incertain, que l'on désignera comme l'autofiction, le récit de Suzanne Lilar en fournirait un échantillon aussi fascinant qu'un diamant noir.

Chacun des volumes dus à Suzanne Lilar se signale par son écriture et sa tournure spécifiques. Son œuvre aborde les genres les plus divers : l’essai (Journal de l’analogiste, 1954) comme le théâtre (Burlador, 1946, Le Roi lépreux, 1950). Soulignons la qualité du débat qu'elle ouvrit avec Sartre (À propos de Sartre et de l'amour, 1967) et avec Simone de Beauvoir (Le Malentendu du deuxième sexe, 1969), en regrettant que ni l'un ni l'autre n'ait répondu à ces critiques pertinentes et pénétrantes sur ce qui était au cœur de leur métaphysique. En tant qu'autobiographie condensée en récit d'enfance, Une enfance gantoise , dont il existe une belle version en album photographique (À la recherche d'une enfance, 1979), mérite une place à part. Ressaisir l'unité d'une personne et d'une vocation, à travers toutes les dualités qui font la trame de cette vie, et en particulier à travers la séparation des langues française et néerlandaise, des communautés flamande et wallonne, des sexes masculin et féminin, et surtout à travers la bisexualité qui est comme le totem de cette recherche : c'était un pari intenable. Or Suzanne Lilar, dans ce grand jeu du multiple et de l'un, l'a magnifiquement tenu. Dans ce récit qui éclaire d'une lumière tournoyante les castes, les langages, le sacré, les mystères, le merveilleux, les jeux, le bien et le mal, le problème de l'être, elle nous paraît surpasser de beaucoup les entreprises contemporaines de mémorialistes plus illustres. « Qu'ai-je cherché d'autre, y écrivait-elle, qu'à retourner d'où je venais, qu'à me distraire[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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