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RICHTER SVIATOSLAV (1915-1997)

Richter universel

L'immensité de Richter, c'est d'abord celle de son répertoire. Les pianistes généralement, même les plus grands, se laissent associer à des auteurs ou à des époques de prédilection. Avec Richter, rien de tel. De Bach à Debussy, de Haydn à Prokofiev, il a joué tout, ou presque. Qui d'autre que lui aurait regroupé en un seul récital Stravinski, Bartók, Webern, Szymanowski et Hindemith, consacré toute une soirée à Haydn, imposé la réévaluation des premiers opus de Schubert, des sonates de Weber, du concerto de Dvořák ; et ce, tout en égalant ou en surpassant, dans toutes les plus grandes œuvres de tous les plus grands compositeurs, les meilleurs spécialistes ?

Paradoxalement, cet artiste universel revendiquait la subjectivité et l'arbitraire du choix. C'est ainsi qu'il y a chez lui des impasses. Dans sa gigantesque discographie, on ne trouvera de Beethoven ni la Waldstein ni Les Adieux, de Schumann ni les Kreisleriana ni les Davidsbündlertänze, de Chopin aucune sonate. Ce refus de l'intégrale s'exerce même dans des œuvres qui ont toujours paru comme des ensembles, mais que Richter considérait comme des cahiers d'où extraire un florilège. Les études ou les préludes de Chopin, les novelettes de Schumann, les études-tableaux de Rachmaninov n'existent sous ses doigts que de façon fragmentaire, anthologique.

À cette universalité de répertoire (avec ce que cela comporte de compétences stylistiques, de respect philologique) s'ajoutait une connaissance absolue des ressources du clavier. Non seulement Richter jouait tout, mais il pouvait tout jouer. Jamais un pianiste n'a eu une maîtrise aussi naturelle de la vitesse, de l'intensité, de la couleur (il dit avoir été influencé par la peinture : Robert Falk, Mondrian, Malevitch ; Richter était peintre). Mais, constamment immolée au profit de la seule musique, cette maîtrise ne paraît pas ou plus exister. La virtuosité chez Richter est un strict moyen d'expression, jamais une performance physique. Et même si l'œuvre lui semble l'exiger, il ira au-delà de ses possibilités, en d'invraisemblables prises de risques. En outre, victime vers la fin de sa vie de trous de mémoire, Richter jouera avec la partition devant les yeux. De ce fait, il supprimera le corps à corps avec le piano et, par là même, toute tentation de théâtralité, de narcissisme, de complaisance physique ou sonore.

Mais il n'y a pas que la virtuosité. Là où Richter est peut-être le plus impressionnant, c'est dans l'art d'habiter des musiques minimalistes, impalpables, à la limite du silence. Qu'on écoute ses Debussy, ses Mozart ou, mieux encore, l'andantino de la sonate en sol de Schumann : pas un son blanc ou détimbré, pas une note morte, mais une continuité de ligne, un souffle qui ne sont qu'aux plus grandes cantatrices et qui montrent le Richter chef d'opéra.

Art de grand vocaliste et de grand coloriste certes, mais aussi art de directeur et d'organisateur. « Richter, a écrit le musicologue Patrick Szersnovicz, révèle dans n'importe quel morceau un être vivant dont chaque détail, chaque voix, chaque impulsion se justifie par référence à l'ensemble. Le cliché d'un Sviatoslav Richter qui se perdrait dans l'épisodique, sacrifiant l'unité et la cohérence à l'émotion du moment, est absurde. Sur tous les points de rubato, de continuité de structure, de proportionnalité des moyens pianistiques et modulatoires, de conduite du mélo, d'utilisation organique des reprises (systématiques dans Schubert, contrairement à la tradition), Richter ne semble sacrifier à la stratégie de l'instant – qui donne à son jeu cet élan exceptionnel – que pour mieux exalter le sens global de l'œuvre. »

On comprendra mieux que la réunion de ces exceptionnelles qualités[...]

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

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Média

Sviatoslav Richter - crédits : Erich Auerbach/ Hulton Archive/ Getty Images

Sviatoslav Richter

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