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SWEENEY TODD, LE DIABOLIQUE BARBIER DE FLEET STREET (T. Burton)

À l'exception des amateurs éclairés – au premier rang desquels se place Alain Resnais –, l'œuvre de Stephen Sondheim est encore trop méconnue en France, et il y a malheureusement fort à parier qu'elle demeurera dans l'ombre tant la tradition du musical est éloignée de nos habitudes culturelles. Aux États-Unis, et en Grande-Bretagne, Sondheim est tout simplement considéré comme l'auteur de musique populaire (et cependant savante) le plus important depuis George Gershwin. Depuis un demi-siècle et sa participation à West Side Story jusqu'à son adaptation des Grenouilles d'Aristophane (The Frogs, 2004), en passant par plusieurs chefs-d'œuvre comme A Little Night Music (1973, d'après Sourires d'une nuit d'été de Bergman) et surtout Sunday in the Park with George (1984), hommage à Seurat qui se termine par un saisissant tableau vivant reproduisant « La Grande Jatte », depuis plusieurs décennies, il a su ainsi combler tout à la fois le public cultivé et les amateurs de culture populaire.

Tim Burton est l'un de ses admirateurs. Depuis un soir de 1979 où il eut l'occasion de voir à Londres une représentation de Sweeney Todd, le cinéaste n'eut de cesse d'en donner une version cinématographique (2007). Burton put compter sur l'extrême docilité de sa compagne Helena Bonham Carter et de son fidèle interprète Johnny Depp (cinq films pour le tandem depuis Edward aux mains d'argent, en 1990), qui apprirent l'un et l'autre à chanter afin d'incarner le maléfique couple de Fleet Street. L'histoire ressortit au roman noir, au Grand-Guignol et à la légende sanglante de Londres, l'autre « capitale du xixe siècle ».

Benjamin Barker était un barbier, marié à une splendide jeune femme (« There was a barber and his wife / And she was beautiful », chante le personnage principal au début du film, dans une extraordinaire diatribe pleine de haine intitulée « No Place Like London ») et père d'une petite fille nommée Johanna. Mais un juge aussi puissant que roué (interprété par Alan Rickman) enleva femme et enfant à Benjamin Barker. Le musical raconte le retour du barbier à Londres après son exil forcé. Il se fait désormais appeler Sweeney Todd. Il va s'associer à Mrs. Lovett, qui a repris son échoppe et y sert – autre chanson célèbre – « les plus mauvaises tartes de Londres » (« the worst pies in London »). Sweeney Todd les rendra meilleures en y mêlant du sang et de la chair humaine : reprenant du service au premier étage de la boutique, il retrouve son rasoir et s'en réjouit (« désormais mon bras est entier »). Il tuera donc les bourgeois trop gras, les importants et les méchants, et, dans une fureur anarchiste, les précipitera de son fauteuil jusqu'au sous-sol où l'on broie les corps, avant que Mrs. Lovett ne les serve au rez-de-chaussée sous forme de pies désormais très appréciées.

La légende de Fleet Street (le quartier de la presse souvent évoqué par Charles Dickens) trouve en Tim Burton un héraut avisé. Optant pour une lumière très contrastée avec son opérateur Dariusz Wolski, il creuse encore la représentation, faisant œuvre de graveur à partir des sombres décors de Dante Ferreti. Seul le sang colore un peu cette basse fosse : c'est le fil rouge que l'on suit au générique. Burton retrouve ainsi l'esprit des ancêtres de la représentation visuelle de l'horreur, telle qu'elle se manifeste notamment dans les « fantasmagories » de Robertson qui enchantèrent les spectateurs français de toute la fin du xviiie siècle. Mais il réjoint également un esprit romanesque typiquement britannique puisque, si l'on en croit Louis-Sébastien Mercier, « c'est à Londres que l'on a imaginé ce roman noir et lugubre que nos libraires ont fait traduire et qu'ils ont bien vendu ».[...]

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Écrit par

  • : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée

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