TABLEAU DE PARIS, Louis Sébastien Mercier Fiche de lecture
La vie et l'invention littéraire de Louis Sébastien Mercier (1740-1814) sont intimement liées à Paris. Né sur les bords de la Seine, il milite en faveur d'une littérature résolument moderne qui, pour s'émanciper des modèles grecs et romains, doit s'immerger dans la réalité urbaine. Il se fait connaître par une utopie, L'An 2440 (1770), qui substitue aux îles heureuses des voyages imaginaires un Paris régénéré dans le futur. Suit une défense et illustration du drame, Du théâtre (1773), où il avoue qu'il aime Paris « parce que c'est là que jouent toutes les passions et que leurs rapports multipliés enfantent plus de scènes originales ». La concentration urbaine réunit les contraires et rapproche les extrêmes. Là s'invente la nouveauté.
En 1781, Mercier rassemble des articles, composés initialement pour des périodiques, en deux volumes, constitués de courts chapitres non numérotés. Ce premier Tableau de Paris s'ouvre sur un « Coup d'œil général » et s'achève par une question : « Que deviendra Paris ? », et une « Supposition » qui, l'une et l'autre, évoquent une destruction de la capitale. Le gouvernement s'irrite des critiques sensibles dans le livre. Mercier fuit en Suisse, où il remanie le Tableau et l'étend considérablement, sur quatre volumes en 1782, huit en 1783 (et 574 chapitres), et finalement douze en 1788 (et plus d'un millier de chapitres).
Une esthétique du pêle-mêle
La Préface précise l'ambition de ce qui ne s'appelle pas encore un reportage. Il s'agit de rendre sensible Paris dans la diversité, et non d'en dresser un inventaire ou un catalogue. Alors que les guides publiés pour les visiteurs ne connaissent que le décor de pierre et de prestige, Mercier déborde doublement ce cadre traditionnel du tableau d'une ville : dans l'espace et dans le temps. Spatialement, il regarde derrière les bâtiments royaux et religieux, s'aventure dans la ville bourgeoise et populaire, ne craint pas de pénétrer les bas-fonds. Chronologiquement, il cherche à voir le passé et le futur à travers le présent. Il n'est de ville que provisoire, palimpseste sans cesse effacé et récrit, bâti et démoli. À cette vision d'un Paris en mouvement correspondent les deux attitudes complémentaires du réformateur militant et du contemplateur mélancolique. Les encombrements et l'absence d'hygiène d'une ville encore largement médiévale sont condamnés à l'aune de l'espace lumineux imaginé dans L'An 2440. Mais on ne peut aérer et assainir la capitale qu'au prix de destructions. Paris est trop grand. Paysans et provinciaux qui y affluent vident le reste du royaume, le pouvoir absolu veut avoir tout le pays à portée du regard et de la main. Cet excès semble voué à la disparition, et le philosophe rêve mélancoliquement aux ruines futures de Paris et de Versailles.
Pour dire ce désordre, Mercier invente, à mi-chemin entre le livre et le journal, une écriture fragmentaire et kaléidoscopique, aléatoire et répétitive, faisant alterner le particulier et le panoramique. Le chroniqueur de la capitale écrit, selon sa propre formule, avec ses jambes. Son style est déambulatoire : le chapitre consacré aux Juifs de Paris suit celui qui concerne les petites écoles du Quartier latin ; des barrières de l'octroi, on enchaîne sur l'incendie de l'Opéra du 8 juin 1781 et les mesures de secourisme, puis sur les escrocs et les banquiers. L'écriture se déploie du ras du trottoir au haut de Notre-Dame, du quotidien à un futur indéterminé pour le pire (la ruine) ou le meilleur (l'an 2440), du chiffre qui simplifie au détail irréductible. Mercier connaît la poésie du il y a, jamais séparable du il y avait et du il y aura. Il pratique une esthétique du pêle-mêle, c'est-à-dire du fragment,[...]
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Écrit par
- Michel DELON : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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