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TABOU

Les tabous et la Loi

Que les tabous s'organisent en systèmes et que ceux-ci renvoient à des classifications qui permettent de donner un sens à toutes choses, à tout événement, à toute pratique montre bien l'importance de l'action magique par rapport à l'action pratique. On a coutume de considérer la première comme subjective et la seconde comme objective. Pourtant, une des plus subtiles remarques de Lévi-Strauss jette beaucoup de clarté sur les conditions de la pensée magique ou sauvage. Il écrit : « Cela peut sembler vrai si l'on considère les choses du dehors, mais, du point de vue de l'agent, la relation s'inverse : il conçoit l'action pratique comme subjective dans son principe et centrifuge dans son orientation, puisqu'elle résulte de son immixtion dans le monde physique. Tandis que l'opération magique lui semble être une addition à l' ordre objectif de l'univers : pour celui qui l'accomplit, elle présente la même nécessité que l'enchaînement des causes naturelles où, sous forme de rites, l'agent croit seulement insérer des maillons supplémentaires. Il s'imagine donc qu'il observe du dehors, et comme si elle n'émanait pas de lui » (La Pensée sauvage). Mais, tout en pensant de la sorte, l'agent attribue une valeur éthique à cet ordre de l'univers tout entier fait d'injonctions et d'interdictions. Les classifications étendent à tout l'univers, et à tous les niveaux, leurs ramifications comme les prolongements d'un savoir qui a pour fondement le commandement de la Loi. Et cette Loi se manifeste avec d'autant plus de force qu'elle semble attribuer à l'homme une toute-puissance sur les phénomènes de la nature. On a vu que les classifications sautent de niveau en niveau, que les systèmes de tabous mêlent intimement le savoir de l'observation et la construction des significations en un symbolisme qui prétend à une universelle cohérence. Que l'homme ait jeté sur le chaos du monde cet immense filet logique et symbolique lui permettant de donner réponse à toute question implique qu'à vouloir tenter de s'y soustraire il court le risque de perdre le sens. L'ordre de l'univers et l'ordre social ne font qu'un. Nature et société obéissent à la même Loi. Magie et religion, toutes deux, font en sorte que les lois naturelles et celles qui commandent les actions humaines se confondent. « La notion de surnature n'existe que pour une humanité qui s'attribue à elle-même des pouvoirs surnaturels et qui prête en retour à la nature les pouvoirs de sa superhumanité » (ibid.). Les systèmes de tabous font donc partie d'un ordre universel, logique, en même temps qu'éthique. Le caractère arbitraire de bien des tabous, et qui a tant frappé les observateurs, s'explique par le fait que les classifications et les commandements éthiques forment un seul et même système d'interprétation et d'action. La Loi étend son emprise sur la société des hommes, mais elle permet aussi d'identifier tout phénomène naturel, toute chose ; la Loi est partout, sa cohérence est universelle.

Pourtant, la Loi structure la réalité à partir d'une expérience qui a pour but ultime l'acceptation des limites et des conditions de la vie humaine. C'est dire que tout système de tabous s'attaque « à la liberté de jouissance, de mouvement et de communication », écrit Freud dans son ouvrage Totem et Tabou (Totem und Tabu). Les tabous forment donc une sorte de législation qui restreint, au moyen de prohibitions, la libre jouissance. Celle-ci en effet n'est pas compatible avec les exigences de la vie, tant familiale que sociale. Pour mieux expliquer ce phénomène, Freud remonte aux premières années de l'enfance, au moment où pour chacun se forment les éléments constitutifs[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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Médias

Are'are de l'île de Malaita : six tabous du requin - crédits : Encyclopædia Universalis France

Are'are de l'île de Malaita : six tabous du requin

Are'are de l'île de Malaita : six interdits du requin - crédits : Encyclopædia Universalis France

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