TACHES DE SOLEIL, OU D'OMBRE (P. Jaccottet) Fiche de lecture
Près de soixante ans après l’écriture des premiers carnets de La Semaison (1954), Philippe Jaccottet, poète, critique littéraire et traducteur a entrepris, avec Taches de soleil, ou d’ombre (Le Bruit du temps, 2013), de sauvegarder quelques anciennes notes parmi celles qu’il n’a cessé de consigner, au jour le jour, dans les « cahiers d’écolier » qu’il songe à détruire. Un premier choix avait donné lieu à trois volumes de « semaisons », successivement intitulés La Semaison (carnets 1954-1979), La Seconde Semaison (carnets 1980-1994), Carnets1995-1998 (La Semaison III). Ce triptyque avait déjà été complété par les Observations et autres notes anciennes (1947-1962).
Exercices d’admiration
Dans le liminaire de ces secondes notes anciennes, qui s’échelonnent du 30 septembre 1952 au 21 septembre 2005, Philippe Jaccottet, précis et scrupuleux, a voulu, par cet ultime tamisage « prévenir toute divulgation posthume de ce que [ses cahiers] contiennent inévitablement de répétitif ou d’insignifiant » sans pour autant exagérer « [s]a sévérité rétrospective », et tout en gardant assez de lucidité pour ne pas céder à la mansuétude du grand âge. On reconnaît là sa constante recherche de la justesse et l’exigence éthique de transmettre une œuvre durable, vœu que contenait en germe le titre même de La Semaison.
Car, malgré tout, de son écriture de roseau frêle et penchée, le poète d’Airs et de Chants d’en bas n’aura cessé de transcrire, avec un perpétuel souci de justesse – au sens musical du terme – la partition d’une vie pour en sauver les quelques accords de lumière ou d’ombre dans le chaos du monde. Ces notes sauvegardées (sous-titre de l’ouvrage), qui ne se veulent pas un journal intime mais parachèvent La Semaison, se présentent comme un recueil supplémentaire d’adresses et de rencontres dont l’Autre – visages, œuvres, paysages – occupe la meilleure part. À côté de ses admirations picturales (Poussin ou Rothko) et musicales (les Variations Goldberg par Glenn Gould ou tel Quatuor de Beethoven), sont consignées les lectures quotidiennes d’un critique averti qui complètent la constellation du poète. Sont convoquées, dans un apparent désordre, quelques-unes des figures tutélaires (Senancour, Claudel, Hölderlin, Goethe, Baudelaire, Plutarque, Chestov, Mandelstam, Dante, Leopardi, Bashō, Calderón, Saba, Walser…), sans cesse méditées (et pour certaines traduites), qui auront raffermi la fragilité sévère ou la solennité menacée de ce douteur de grands fonds. Ces notes réaffirment aussi la fidélité des amitiés : Gustave Roud, Giuseppe Ungaretti, André du Bouchet, Francis Ponge, Henri Thomas, André Frénaud, Yves Bonnefoy, Jacques Borel, Robert Marteau ou Paul de Roux, de sorte que ces retouches donnent parfois lieu à de très exacts croquis en ellipses : un René Char en « espèce de grand jardinier » ou un Jean Tardieu grave et plaisant. Mais, loin d’être toutes d’adhésion, il arrive aussi que ces corrections dénoncent, par exemple, l’aveuglement de certains intellectuels face au nazisme ou, dans un registre moins tragique, la théorisation nécrosante de la poésie que Jaccottet voit affublée « d’une blouse blanche et de lunettes » ou prise dans le corset des idéologies.
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
Classification
Média