TACITE (55 env.-120)
L 'œuvre de Tacite pose aux lecteurs modernes, aux savants, aux lettrés, de nombreux problèmes. Certes, tous s'accordent à en reconnaître l'extrême beauté littéraire. Tacite apparaît bien comme « le plus grand peintre de l'Antiquité » ; mais on lui adresse un reproche très grave : on conteste sa valeur d'historien, on nie à la fois son objectivité et la rigueur de son information, on se défie de ce témoin trop passionné. D'autre part, les choses sont rendues plus complexes par certaines difficultés d'interprétation : chacun sait que le style de Tacite recherche volontiers l'obscur et l'ambigu ; cela (joint à d'autres raisons, peut-être) le conduit à préserver dans sa pensée certaines zones d'ombre : en fin de compte, ce juge si terrible des empereurs est-il un ennemi de l'Empire ? Là aussi, les appréciations des Modernes ont divergé.
Telles sont les diverses questions auxquelles on essaiera de répondre en étudiant le destin personnel de Tacite, le contenu de son œuvre, et son style. Une idée majeure semble devoir s'imposer : Tacite n'est pas seulement un artiste, mais d'abord un penseur, et sa pensée n'est pas simple. Cette complexité permet à l'historien de ne s'asservir à aucune thèse trop tranchée ; chez lui, la conscience du possible se joint toujours à celle de l'idéal (fût-ce au prix d'une inquiétude poignante et amère), la volonté de vivre le présent et d'assurer l'avenir s'accorde avec la fidélité au passé, le sens de l'universel avec l'amour de Rome : au tournant de l'Empire, qui prend conscience de sa propre décadence, Tacite apparaît à la fois comme le dernier témoin de la Rome classique et comme l'annonciateur des devoirs nouveaux.
Un compromis sans complaisance avec l'Empire
On sait peu de chose sur la vie de Publius Cornelius Tacitus ; cependant, les démarches modernes de la prosopographie – que R. Syme, notamment, a appliquées d'une manière admirable – ont permis de préciser un certain nombre de points. Un des parents de Tacite paraît avoir servi en Belgique ; son nom apparaît quelquefois dans la région de Vaison. Est-il gaulois de Narbonnaise, originaire du Comtat actuel ? Ce n'est pas impossible, mais on a signalé aussi qu'il semble avoir des attaches et des affinités en Cisalpine (son amitié avec Pline le Jeune constitue une des preuves de cela). En tout cas, il a commencé sa carrière en Narbonnaise par un beau mariage avec la fille du consul Agricola, lui-même originaire de Fréjus et élève des écoles de Marseille.
On doit s'arrêter ici un instant pour souligner quelques faits. Tacite grandit dans un moment décisif pour l'Empire. Il est né, sans doute, vers 55, sous Néron ; en 68, ce prince va être renversé ; avec lui disparaîtra la dynastie purement romaine des Julio-Claudiens. Ce sont les généraux des provinces qui, avec leurs armées, feront à partir de leurs cantonnements une sorte de course vers Rome où Vespasien saura arriver le dernier. Ainsi s'imposent deux évidences nouvelles : c'est l'Empire désormais, et non plus Rome seule, qui fait les empereurs ; d'autre part, cet Empire est traversé de courants violents et opposés qui mettent en question l'unité même du monde civilisé telle que l'avait établie la conquête romaine. Il faut donc préserver l'Empire pour assurer l'unité. Ce qu'on appelle les invasions barbares n'a pu réussir, beaucoup plus tard, que par la décomposition de cette unité. Tacite prend, un siècle à l'avance, une forte conscience de ce danger, du fait qu'il est originaire des Gaules (Cisalpine ou Transalpine ?). L'Empire se tourne alors volontiers vers cette région pour apporter un sang neuf à l'Italie et pour tempérer l'influence grandissante de l'Orient hellénisé. L'Espagne aussi joue un grand rôle, depuis la chute de [...]
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Écrit par
- Alain MICHEL : professeur de langue et littérature latines à l'université de Paris-IV-Sorbonne, administrateur de la Société des études latines
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