AURELL TAGE (1895-1976)
Discret et attentif à ses voix intérieures, tout entier suggéré plus que disséqué dans cette sorte d'autobiographie qu'est Viktor (1955), Tage Aurell aura attendu d'avoir la cinquantaine pour être reconnu par les siens ; il restera pourtant comme l'un des plus fins stylistes qu'a jamais comptés la prose suédoise.
Sorti d'un milieu modeste, il se consacra, à partir de 1919, au journalisme, où il se spécialisa dans la critique d'art et de littérature. Surtout, il se fixa longtemps à l'étranger et put déployer une grande activité de traducteur, tant pour certains écrits français de Strindberg (comme Vivisections), qu'il rendit en suédois, que pour des auteurs français, allemands ou autres, qu'il fit connaître à ses compatriotes : Kafka, Büchner, Stendhal, Joubert, Andersen et Kinck, par exemple.
Deux incitations majeures ont décidé d'une œuvre qu'il ne se résolut à entreprendre que relativement tard, en 1932 : celle de Strindberg et celle du symbolisme sous ses diverses acceptions européennes.
L'influence réaliste venait, en fait, corroborer chez Aurell un penchant marqué pour le pittoresque de la petite ville de son enfance. Karlstad, qui est « la ville » de ses romans, pour un populisme de bon aloi qui l'incite à dépeindre ce Värmland, où il se fixe définitivement à partir de 1930. Quant au reste, Flaubert, Stendhal et Strindberg lui apprendront à « représenter des caractères qui paraissent vraisemblables », à dépeindre le réel avec une fidélité aussi stricte que possible et une objectivité sans complaisance. Högåsen aller et retour (Till och från Högåsen, 1934) s'ouvre par la mort d'un petit enfant nouveau-né pour se clore par le suicide d'un valet de ferme ; Martina (1937), qui fut son œuvre la plus célèbre, brode sur les amours interdites d'un pasteur et de sa servante ; Éditions à quatre sous (Skillingintryck, 1943) suit la paranoïa d'un anormal qui finit par mettre le feu à sa maison en espérant de la sorte, récupérer sa femme et son enfant... Tage Aurell entendait écrire des tragédies tirées de la vie quotidienne : de fait, ses héros sont des inadaptés qui meurent tiraillés entre la certitude de leur incapacité à affronter l'existence et l'impitoyable pression du milieu. Œuvre qui serait assez banale quant aux thèmes, donc, si elle n'était transfigurée de deux façons. D'abord par ce symbolisme tel que le voyaient les écrivains du Nord et qui le contraint à chercher autre chose derrière le réel trop vil, comme en témoigne Le Domaine Tyberg (Tybergs gård, 1932). Ensuite et surtout par un travail, méticuleux jusqu'à la manie, du style narratif. Tage Aurell n'est jamais meilleur que dans ses récits lapidaires — Trois Récits (Tre berättelser, 1943) ; Récits mineurs (Smärre berättelser, 1946) ; Nouveaux Récits (Nya berättelser, 1949) — où l'attention se concentre sur un style resserré jusqu'à donner une impression d'indigence, tant est grand le souci de concentration. Il reste alors de petits chefs-d'œuvre dont jamais la longueur n'excède cent cinquante pages et qui représentent un tel effort d'intensité, une méditation active et si profonde sur les possibilités de la langue qu'ils échappent à toute caractérisation tranchée.
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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