TALONS AIGUILLES, film de Pedro Almodóvar
Sirk et Bergman
Talons aiguilles concentre plusieurs aspects de la postmodernité cinématographique, à commencer par l'éclectisme. Des moments de comédie succèdent à des scènes dramatiques ; des détenues parlent crûment dans la cour d'une prison puis la scène se change en ballet ; une péripétie crédible (la star qui délaisse sa fille) côtoie une bizarrerie digne des tabloïds (le juge d'instruction qui se déguise en travesti)... La musique suit la même voie : R. Sakamoto peut allier des tempos funky à la mélodie romantique pour grand orchestre (dans la veine de sa partition pour la dernière version des Hauts de Hurlevent, en 1992), en passant par quelques notes de piano à la Satie... Autre caractéristique postmoderne, l'incertitude dans laquelle le spectateur se trouve souvent quant à la tonalité affective de la scène et le positionnement qu'il conviendrait d'adopter, à l'image de Rebeca qui se trouve prise d'un rire nerveux en annonçant de tristes nouvelles au journal télévisé... Faut-il par exemple prendre le dialogue qui suit comme une parodie de sitcom (et s'en amuser, donc) ou bien comme le portrait honnête de personnes qui n'ont pour exprimer leur désarroi que les mots simples de tous les jours (et compatir, s'y retrouver, avoir le cœur serré) ?
– « Tu m'aimes encore un petit peu ?
– Je t'aime beaucoup, maman.
– J'avais peur que tu me haïsses. »
Almodóvar, aidé sans doute par l'extraordinaire abattage des comédiens, s'arrête cependant toujours là où commence l'exercice de style. Même les gros plans qui isolent, çà et là, un élément du décor, donnent de l'intensité dramatique aux scènes (sinon quelque « inquiétante étrangeté » hitchcockienne) au lieu de connoter le maniérisme : un sac Chanel, une larme qui s'écrase sur le parquet, un gyrophare au petit matin... On pense aux mélodrames américains de Douglas Sirk (1897-1987) qui, eux aussi, de nos jours, peuvent être appréciés à la fois par des esthètes modernistes dont ils flattent le goût pour une distanciation subtilement ironique, et par des spectateurs coopératifs qui en sortent les yeux rougis. Les premiers apprécient la tirade de Rebeca nous montrant le film que nous sommes en train de regarder comme une variation sur Sonate d'automne de Bergman (Höstsonaten, 1978) ; les seconds sont plongés dans cette histoire de fille de star qui s'ingénie à faire mentir l'adage selon lequel « rien ne pousse à l'ombre des grands chênes » – tout le monde y trouve son compte.
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Écrit par
- Laurent JULLIER : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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