TANDIS QUE J'AGONISE, William Faulkner Fiche de lecture
William Faulkner (1897-1962) commença Tandis que j'agonise en octobre 1929, alors que Le Bruit et la fureur venait juste de paraître. Lorsqu'on l'interrogeait sur ce roman, il répondait invariablement que c'était un « tour de force » et prétendait l'avoir écrit en six semaines, sans la moindre retouche. À vrai dire, il lui en fallut dix, mais l'exploit n'en demeure pas moins époustouflant. Tandis que j'agonise a la beauté d'un exercice de haute voltige parfaitement exécuté. De tous les romans de Faulkner, c'est peut-être le mieux enlevé, celui où la virtuosité de son art s'affirme de la manière la plus éblouissante.
Comme Le Bruit et la fureur, Tandis que j'agonise est un roman polyphonique, mais le récit y est bien plus fragmenté : cinquante-neuf monologues intérieurs (à chaque fois précédés, comme dans une pièce de théâtre, d'un prénom ou d'un patronyme) s'y répartissent entre quinze narrateurs. À chaque section, une autre voix se fait entendre, le point de vue ne cesse de se déplacer, et à ces brisures de la narration viennent s'ajouter de fréquentes ruptures de ton et de style. Au mépris de tout réalisme, Faulkner n'hésite pas à mêler au parler patoisant de ces « pauvres Blancs » les savantes arabesques de sa rhétorique baroque. Ce roman tout en dissonances nous offre à la fois une comédie et son envers, une tragédie et sa dérision, une épopée et sa parodie.
Le deuil sied aux Bundren
Présente-absente au cœur du livre, la farouche figure d'Addie Bundren, une paysanne des collines du Mississippi qui vient de mourir et dont la famille s'est mise en devoir de transporter le cadavre sur une charrette jusqu'au lointain cimetière de Jefferson, où elle souhaitait être enterrée. Toute l'action du roman gravite autour de cette dépouille sans sépulture : les multiples péripéties de la folle équipée des Bundren procèdent toutes des énormes difficultés qu'ils rencontrent dans l'accomplissement de leur tâche funèbre. Des pluies torrentielles, une rivière en crue à traverser, un incendie à éteindre : en soumettant ses héros à l'épreuve de l'eau et du feu, Faulkner double le rituel de deuil d'un parcours initiatique.
Mais au-delà de l'affairement d'une famille autour d'un cadavre encombrant, il y a le prodigieux « travail de deuil » que nous livre peu à peu le discours intérieur de chacun des dolents. Deuil vite fait, bien fait chez Anse, le mari parasite, qui ne tardera pas à remplacer la défunte par une nouvelle Mrs. Bundren. Il n'en va pas de même pour les cinq enfants que la mort d'Addie plonge dans la stupeur et l'angoisse. Mais trois au moins mèneront à terme l'entreprise de réappropriation et de liquidation que constitue tout deuil. Chez Cash, l'aîné, toute l'énergie du deuil se dépense dans la construction d'un beau et solide cercueil, dernier cadeau du fils à la mère. Chez Jewel, le bâtard bien-aimé, elle s'investit dans l'exploit héroïque. Quant au petit Vardaman, le dernier-né, il conjure son désarroi en identifiant Addie au corps dépecé d'un poisson capturé quelques heures avant sa mort. En revanche, le deuil s'avère impossible pour Dewey Dell, l'unique fille des Bundren, à peine sortie de l'adolescence et déjà enceinte, pour qui tout arrive trop tôt, trop vite, et surtout pour Darl, le fils renié et rejeté, qui ne saurait remplacer une mère toujours déjà perdue, et que l'incapacité à faire son deuil entraîne dans la folie.
Darl est fou, mais à ce fou Faulkner a confié un tiers du récit, et ses singuliers monologues sont de loin les plus riches en fulgurances poétiques. On a pu voir dans ce personnage le double fictif de l'écrivain, la figure dans laquelle s'incarne le pouvoir de dire. Mais l'étrange[...]
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Écrit par
- André BLEIKASTEN : professeur émérite de l'université Marc-Bloch, Strasbourg
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