TANTRISME
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Le tantrisme bouddhique
Les pratiques et spéculations qu'on vient de voir sont aussi étrangères que possible à l'esprit du bouddhisme ancien, qui condamnait l'idolâtrie et la croyance à l'efficacité des rites. Elles se retrouvent pourtant, sous des formes très voisines, dans le Mahāyāna. Peut-être né – développé en tout cas – comme le tantrisme hindou dans la zone himalayenne, le bouddhisme tantrique a dû s'établir en Inde vers le iiie ou ive siècle. Il y dura jusqu'au xiie siècle, où il disparut sous les coups de l'islam. Au cours de cette période, il se répandit en haute Asie, en Chine puis au Japon et en Asie du Sud-Est, régions où il est parfois encore actif (ainsi, dans la secte Shingon au Japon). Secondaire, peut-on penser, par rapport au tantrisme hindou (bien que des interactions aient dû se produire), il est attesté avant lui, des éléments tantriques (ou « prototantriques ») se rencontrant dès le ive siècle en Chine. Nous savons par les pèlerins chinois qu'il était largement présent en Inde au début du viiie siècle, en particulier dans la célèbre université bouddhique de Nālanda. La période du viie au xiie siècle paraît avoir été celle de sa plus grande floraison.
On ne saurait dire comment il est né. Sans doute apparut-il d'abord dans de petits groupes marginaux (en contact peut-être avec des renonçants hindous), pour venir au grand jour plus tard, sans doute vers le viie siècle, lorsque la pensée philosophique du Mahāyāna (dont les maîtres ne lui étaient guère favorables) eut perdu de sa force créatrice. Le tantrisme bouddhique reste toutefois lié à cette philosophie, car il a conservé l'enseignement fondamental des écoles mādhyamika et yogācāra sur la śūnyatā, la vacuité, qui est la réalité ultime, et sur le fait que tout ce qui constitue le monde n'a en définitive d'autre nature que celle du nirvāṇa, l'absolu au-delà de l'existant et du non-existant. Cette métaphysique, apparemment négatrice de toute chose, loin de gêner le foisonnement des divinités, des rites, des pratiques magiques, alchimiques ou autres, l'a au contraire favorisé. En effet, si saṃsāra et nirvāṇa ne sont en réalité que des états de la conscience, troublée ou pure, il devient normal d'utiliser les moyens du monde – le saṃsāra – pour atteindre le nirvāṇa, qui y est déjà présent, invisible seulement pour l'ignorant. Le bouddhisme avait, d'autre part, repris les anciennes spéculations indiennes sur les corrélations micro-macrocosmiques : inséparable de l'univers, l'homme en retrouve en lui les niveaux, qu'il peut revivre par une ascèse adaptée, laquelle, du plan humain, l'amènera à un absolu qui est en lui. Le Buddha, en son essence – conçue comme cet absolu –, est présent en l'homme. Il n'est que de l'y appréhender et, là encore, l'utilisation des moyens du monde et notamment des pulsions humaines se trouvera justifiée. Le corps ne sera pas rejeté, mais transformé, cosmisé. On y vivra directement l'équivalence saṃāra/nirvāṇa en arrivant finalement, par des pratiques à la fois spirituelles, corporelles-mentales et rituelles (cette coalescence des procédés étant caractéristiquement tantrique) à l'Éveil parfait, au-delà de toute dualité. Un tel état, où tous les opposés sont dépassés, où est réalisée la tathatā (l'« ainsité » : le fait que tout est « ainsi », c'est-à-dire au-delà de toute définition conceptuelle), a reçu notamment le nom de yuganaddha.
Le tantrisme bouddhique s'est constitué un panthéon où, d'un premier principe absolu (mais insubstantiel), le Vajrasattva, l'Être adamantin, nommé aussi Buddha primordial, Ādibuddha, émanent cinq Buddhas (les Jīna) régnant chacun sur un secteur du cosmos, ayant sa parèdre, son mantra, sa mudrā, associés chacun à un Buddha « humain » et à un Bodhisattva, ayant enfin une « famille » (kula) de déités souvent féminines et redoutables : on a là un panthéon hiérarchisé analogue à celui de l'hindouisme tantrique, avec lequel il partage d'ailleurs certaines déités.
Dans les rites sont utilisées les mêmes pratiques, ou presque, que dans l'hindouisme. Les mantras, surtout monosyllabiques, parfois nommés dharaṇī (« porteuse »), y sont efficaces et y sont utilisés de la même manière, notamment dans des répétitions liées à des visualisations et à des pratiques de yoga. Les mudrās, nombreuses, y ont le même rôle symbolique. (Le mot mudrā y désigne toutefois aussi la partenaire des rites sexuels, parfois nommée mahāmudrā en tant qu'identique à la Prajñā, la Sapience, aspect féminin du suprême.) Les visualisations y ont une valeur particulière puisqu'on est dans un système de pensée où tout est création de l'esprit : l'officiant crée les dieux qu'il adore, ou les résorbe en lui. Les maṇḍala ont un rôle considérable. Paradigmes de l'évolution cosmique, ils représentent en effet l'identité essentielle du saṃsāra et du nirvāṇa : « Le maṇḍala, dit un tantra, est l'essence même de la Réalité. » Leur construction forme parfois un rituel de longue durée. Le yoga du bouddhisme tantrique, enfin, ne diffère que peu de celui de l'hindouisme. Il n'a que quatre cakra, mis en correspondance avec quatre « corps » (kāya) du Buddha, la structure du corps subtil rejoignant ainsi celle de l'univers spirituel, cependant que les « souffles » ( prāṇa), dont le mouvement éveille la « conscience d'éveil » (bodhicitta), sont en correspondance avec le mouvement de l'énergie cosmique. Le même schéma anthropocosmique est mis en œuvre par les pratiques de yoga sexuel, où la félicité née de l'union avec la partenaire fait parvenir à la « grande félicité » (mahāsukha), qui est aussi bien physique que mystique.
Les similitudes entre pratiques bouddhiques et hindoues s'expliquent à la fois par le développement des deux tantrismes dans le même fonds commun indien et, dans certains cas, par une importante influence shivaïte. Les Yogānuttaratantra bouddhiques, en effet, sont directement inspirés de textes shivaïtes kāpālika, avec des cultes de Yoginīs et des pratiques tout à fait identiques. Il est à noter toutefois que, dans le bouddhisme, l'élément féminin, la prajñā, la sapience – par opposition au moyen, upāya, masculin – tout en étant efficace, n'a pas le même dynamisme spontané que la śakti hindoue : c'est l'upāya qui l'éveille.
On distingue dans le tantrisme bouddhique divers « véhicules » (yāna), ou doctrines (naya). Il y aurait ainsi fondamentalement un « Véhicule des Mantras » (Mantrayāna – ou Mantranaya), pouvant remonter au ive siècle, où se serait élaboré l'essentiel des pratiques et spéculations et d'où serait issu le Vajrayāna (Véhicule de Diamant »), le vajra, foudre ou diamant, symbolisant la Réalité suprême, personnalisée en Vajrasattva, l'Être adamantin. S'y ajoutent le Sahajayāna (« Véhicule de l'Inné ») et le Kālacakrayāna (« Véhicule de la Roue du temps »). Tout le bouddhisme tibétain, comme celui du Bhoutan et du Népal, est tantrique.
Le Sahajayāna est intéressant à plusieurs titres. Ses textes sont en langues populaires – aprabhraṃśa et vieux bengali – et non en sanskrit : ce n'est pas une tradition savante. Ses adeptes étaient soit des renonçants au comportement étrange, errant avec leur parèdre, soit des hommes restés dans le monde, mais sorciers. Il incarnait donc une sacralité transgressive et marginale, des pratiques et une idéologie analogues existant d'ailleurs en milieu hindou chez les Vaiṣṇava-sahajiyā. C'était une voie ésotérique extrême, prônant l'appréhension directe de la Réalité innée ( sahaja) présente en sa spontanéité en chacun dans la « conscience d'éveil » (bodhicitta), la « grande félicité » (mahāsukha) de l'Éveil étant identique à celle de l'union sexuelle.
Le Kālacakra apparut vers le xe siècle, notamment au Cachemire. Il développe et absolutise la notion de l'Ādibuddha, au point de la rendre proche de celle du brahman. Il le décrit comme « Un sans second » et comme « source de la roue du temps », c'est-à-dire de tout le devenir. Il forme ainsi presque une religion à part du bouddhisme. Il a, en particulier, une pratique de yoga par laquelle l'adepte met son souffle en correspondance avec les rythmes cosmiques – ceux du temps : kāla – et par là se les assimile pour finalement les dépasser et s'unir à l'absolu, « instant unique, incomparable et indivis » : une pratique tout à fait semblable existe dans le shivaïsme. Un rituel curieux de cette école est celui de l'« entrée en frénésie », ou « possession par une [divinité] redoutable » (krodhāveśa) ; l'adepte s'y laisse posséder par toutes les forces obscures et violentes dormant en lui pour en triompher et les apaiser et, ainsi purifié, devenir apte à recevoir l'initiation. Le Kālacakra se prolongea au Cachemire, avec d'autres écoles bouddhiques, jusque vers le xive siècle. Il fut introduit, de là, au Tibet, aux xe-xie siècles.
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Écrit par
- André PADOUX : directeur de recherche au C.N.R.S.
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Voir aussi
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- DÉIFICATION
- DÉLIVRANCE, religion
- ÉNERGIE COSMIQUE
- MADHYAMAKA ou VOIE MOYENNE
- YOGĀCĀRA ou VIJÑĀNAVĀDIN
- DHYĀNA
- ĀSANA ou POSTURES, Yoga
- COSMOGONIE, mythe
- ŚŪNYATĀ ou VACUITÉ
- TATHATĀ
- PRAJÑĀ
- KUṆḌALINĪ
- CORPS SUBTIL
- DIKṢĀ
- TRIKA, doctrine shivaïte
- RITUELS DE L'INDE ANCIENNE
- BOUDDHISME INDIEN
- INDE, doctrines philosophiques et religieuses
- BOUDDHISME TIBÉTAIN
- ORIENTALISME, langues et civilisations
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- KĀLACAKRA ou KALACHAKRA
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