TAOÏSME
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Le taoïsme ésotérique
Huangdi et Laozi
Le Daode jingne fut pas attribué au seul Vieux Maître Laozi. Un bon nombre de références anciennes désignent l'ouvrage comme le Livre de Huangdi, Huangdi, ou l'Empereur jaune, est un grand fondateur à l'instar de Yu le Grand. Créateur mythique de la civilisation, il inventa les vêtements, les noms de famille, les rites. Tel est le héros des confucéens. Mais Zhuangzi dit qu'après avoir régné longtemps il s'adressa à un saint taoïste, maître Guangcheng (dont on fera plus tard une des existences antérieures de Laozi), pour connaître le Dao, « afin de régler l'univers et assurer de bonnes récoltes ». Guangchengzi l'ayant morigéné, Huangdi se retira et se démit de son gouvernement. Trois mois plus tard, il s'adressa de nouveau au Maître et demanda : « Que faut-il faire pour gouverner son corps afin de vivre longtemps ? » « Excellente question, dit le Sage. Soyez recueilli ! Soyez pur ! Ne fatiguez pas votre corps, n'agitez pas votre essence spermatique, et vous vivrez éternellement » (chap. xi).
Ainsi, Huangdi apprit la vérité fondamentale pour les taoïstes, à savoir que toute activité au sein du monde (macrocosme) doit obligatoirement être précédée par une mise en ordre à l'intérieur du corps (microcosme). Tel est le début de la carrière de l'Empereur jaune en tant que saint taoïste. Elle fut couronnée par son ascension au Ciel en plein jour, suivi de toute sa maisonnée jusqu'aux animaux domestiques, car le rayonnement de la vertu du saint n'a pas de bornes.
Huangdi est le patron des pratiques et techniques ésotériques. C'est un fondeur comme Yu le Grand. Il est aussi le patron de la médecine, de l'alchimie et des techniques sexuelles. Sous les Han antérieurs, le taoïsme s'appelait d'une façon générale « les doctrines de Huangdi et de Laozi » et les noms des deux saints fondateurs furent souvent associés au point de former une seule expression : Huanglao. Cette association pose un problème qui n'est qu'en partie résolu par le fait que le taoïsme comporte aussi bien des pratiques ésotériques et techniques magiques (Huangdi) qu'une mystique (Laozi). L'expression Huanglao se réfère à une structure mythique essentielle pour comprendre le taoïsme.
Les récits concernant Huangdi sont tous des légendes. Il en est de même pour l'histoire de Laozi. L'historien Sima Qian (145-86 av. J.-C.), fonctionnaire à la cour des Han et confucéen par nécessité, écrivit la plus ancienne biographie connue de Laozi. C'est un peu une énumération des différents récits qui avaient cours, à son époque, sur le Vieux Maître et qu'il aurait sans doute recueillis – comme ceux qui concernent Huangdi – auprès des vieillards des campagnes.
Laozi aurait été un contemporain plus âgé de Confucius (551-479), occupant sous le gouvernement des Zhou orientaux (770-256) le poste d'archiviste. Confucius lui aurait rendu visite pour lui demander de l'instruire au sujet des rites. Ce thème mythologique important est attesté dans les classiques confucéens et se transforma sous les Han en une légende populaire. On le trouve représenté (sous la forme d'une scène de théâtre ?) sur les murs des chambres funéraires. La joute oratoire entre les deux protagonistes d'idéologies opposées symbolisait aussi le débat entre le naturel et le culturel.
Laozi était un saint. Il cultivait le Dao et les pratiques de l'Immortalité. Il vivait en sage caché jusqu'au moment où, voyant le déclin de la dynastie régnante, il s'en alla en direction des régions occidentales. Venu à la passe qui sépare la Chine des pays limitrophes (c'est-à-dire la culture de la nature), il dicta le Daode jing au gardien Yin Xi, puis il disparut.
À la question de savoir quel est son rapport avec le grand fondateur Huangdi, on peut répondre que Laozi était un sage caché, un être qui « par l'influx de sa transcendance préserve les hommes des maladies et procure la maturation des moissons ». Une telle sainteté est celle du prince parfait. C'est pourquoi les grands souverains s'adressent aux sages pour qu'ils les aident à gouverner, et ils vont même jusqu'à vouloir leur céder le trône. Même si la croyance selon laquelle Guangchengzi ne fut autre que Laozi dans une existence antérieure ne remonte peut-être pas jusqu'aux Han antérieurs, il n'en reste pas moins que le Vieux Maître est le type du sage caché, de même que l'Empereur jaune est le type du souverain. Ensemble, ils forment un couple indissoluble : la vertu du souverain dépend de la sagesse de son saint conseiller. Le saint n'agit pas, mais son action se traduit pas le gouvernement du prince. Celui qui paraît inférieur, c'est-à-dire le conseiller, est en réalité supérieur : en pratiquant le non-agir, il influe sur le cours des choses par le seul rayonnement de sa vertu ; il est le Dao. Le prince, qui paraît au-dessus de lui, en réalité dépend du Sage ; il est comme une marionnette mue par des mains invisibles, ou encore comme un chamane possédé par une inspiration divine. Prince et Sage, Huangdi et Laozi, unis en Huanglao, sont une métaphore du Dao et de sa vertu.
Au temps de Sima Qian, ceux qui « suivaient les doctrines de Huanglao » étaient déjà tenus à l'écart du fonctionnariat. La dialectique du gouvernement par le non-agir n'est prônée que par quelques fonctionnaires locaux et est suivie par certains membres de l'aristocratie. Liu An, prince du sang et roi de Huainan, réunit autour de lui des sages taoïstes avec lesquels il composa un ouvrage qui porte son nom ( Huainanzi). Il fut poursuivi, puis accusé de trahison et forcé au suicide (tout Sage écarté du pouvoir est un défi vivant à la vertu princière). Mais son livre subsiste et nous est parvenu. Une part fort large aux savoirs les plus divers est faite dans ce livre, qui, sans ajouter quoi que ce soit d'essentiel à la pensée de Zhuangzi, met en relief sa théorie de la connaissance. Le Dao y est conçu comme un principe d'explication rationnelle. Certes, le Principe est ineffable et mystérieux, mais cela implique surtout une opposition au déterminisme (« les choses doivent correspondre aux noms » des confucéens. Le Dao correspond plutôt à une suite cyclique et à des systèmes de correspondances. C'est en s'assimilant à cette raison naturelle que l'on « obtient le Dao ». La sainteté, c'est aussi une technique ; on peut « apprendre le Dao » (Dao ke xue), comme dira plus tard Ge Hong (284-363).
Les techniques de Longue Vie
Les techniques de Longue Vie pratiquées par les adeptes de Laozi et Huangdi étaient multiples. Sous les Han, l'Empereur jaune est considéré comme l'auteur de nombre d'ouvrages de médecine. Dans celui qui subsiste (le Huangdi neijing), on chercherait en vain des traces d'une thaumaturgie. Le caractère impersonnel du Dao, l'idée de la continuité de l'univers dans un système de correspondances exclut toute croyance spiritiste. On pourrait dire que les techniques taoïstes de l'époque Han reposent sur une conception quasi matérialiste de l'Univers. Pour vivre longtemps, est-il dit au début du Huangdi neijing, il faut savoir se conformer aux mouvements alternatifs du Yin et Yang et s'adapter aux « nombres scientifiques ». Ces mêmes préoccupations président aux autres méthodes patronnées par l'Empereur jaune, par exemple les techniques sexuelles. Comme pour l'acupuncture, les circonstances météorologiques doivent être prises en considération. Le taoïste s'entraîne à retenir son semen (son « essence ») par des procédés mentaux et physiques et s'efforce de surcroît d'absorber l'essence féminine (la technique n'était pas réservée aux mâles ; les femmes pouvaient s'y livrer aussi, en essayant au contraire de recueillir le maximum de matière masculine). Après avoir épuisé une femme, on devait passer à une autre. « Huangdi coucha avec mille deux cents femmes en une nuit et devint immortel ; les gens du commun ont une seule femme et se détruisent la vie. Savoir et ne pas savoir, comment cela ne produirait-il pas des résultats opposés ? » (Yufang zhiyao, trad. H. Maspero).
L'union des matières subtiles dans le corps de l'adepte lui permettait de devenir « à la fois Yin et Yang » et de nourrir « l'embryon de l'Immortalité » dans son sein. Ici, l'on quitte le domaine de la médecine proprement dite pour entrer dans celui de la physiologie taoïste des arts de Longue Vie. La délimitation entre les deux n'est souvent pas très nette à l'époque Han, où le même genre de spécialistes pratiquaient les deux disciplines.
Il existe tout d'abord un fond commun attesté par le Huangdi neijing. Là, le corps apparaît comme un assemblage de matières (souffles) de qualités diverses. Les gros souffles, apparentés aux matières terrestres, forment les os, la chair. Des souffles plus subtils, d'essence céleste, sont représentés par le sang et l'esprit. Les Cinq Viscères (cœur, poumons, reins, foie et rate) correspondent aux Cinq Éléments (feu, métal, eau, bois et terre), qui de nouveau correspondent aux orients (les quatre vents et le centre), aux couleurs (rouge, blanc, noir, azur et jaune), aux saveurs, aux saisons, etc. Or, les taoïstes dépassent ce fond commun en donnant aux composantes (dont ils augmentaient d'ailleurs considérablement le catalogue) une transcendance. Les souffles du corps avaient tous un mana, une efficacité spirituelle (ling) qui pouvait s'extérioriser et communiquer ainsi avec les essences correspondantes dans le macrocosme. Ce n'est pas seulement que, par exemple, les deux yeux correspondent au Soleil et à la Lune. Il s'agit de réaliser le Soleil et la Lune à l'intérieur du corps à partir de ces deux points de communication. Ainsi, le corps humain devient non seulement un microcosme, mais l'univers tout court, et mieux : un monde sacré parfait, puisque réalisé d'après un principe d'ordre transcendant.
Pour établir cet ordre divin, on pratiquait la méditation extatique (zuo wang). Il s'agissait de visualiser les esprits divins qui correspondent aux multiples souffles en retournant le regard (c'est-à-dire la lumière) vers l'intérieur du corps (fan guang) pour les y ordonner par la contemplation. Un texte ancien datant de l'époque Han, le Huangting jing (Livre de la Cour jaune), décrit en stances rimées (procédé mnémotechnique) l'univers intérieur : « Laozi, au repos, fit ces vers de sept pieds afin d'expliquer le corps humain et toutes ses divinités : en haut, c'est la Cour jaune (la rate) ; en bas, la Passe de l'origine (l'extrémité de la colonne vertébrale ?) ; derrière, on trouve le Portique obscur (les reins) ; devant, la Porte du destin (le nombril ou le sexe ?). Respirez à travers la Hutte (le thorax) jusqu'au Champ de cinabre ; que l'eau claire du Lac de jade (la bouche) vienne irriguer la racine merveilleuse. » Par des termes empruntés à l'architecture et à la géographie, ce passage du début du Huangting jing définit, semble-t-il, la région du corps où s'accomplit la fusion des souffles et où naît l'embryon de l'Immortalité, appelé ici, dans ce langage métaphorique si caractéristique, l'Homme réel Cinabre du Nadir, c'est-à-dire : qui réunit les deux éléments antithétiques, le Yin (le nadir, le nord, l'eau, le Yin suprême) et le Yang (le cinabre, matière alchimique de l'Immortalité). Cette région s'appelle le Champ de cinabre (dantian). Située dans le bas du corps entre les points que le texte énumère, c'est vers elle que sont dirigés les souffles que l'adepte aspire, ainsi que la salive qu'il avale sans cesse. La « respiration embryonnaire » (taixi), résumée dans ces quelques vers, était la pratique physiologique de base des taoïstes de l'époque. Son but était de restituer la respiration de l'embryon, et pour l'adepte, qui, retournant à l'état de fœtus dans la matrice, se nourrissait comme ce dernier d'essences subtiles, et pour l'embryon de l'Immortalité germant dans le Champ de cinabre.
Au bout d'une longue gestation, l'enfançon immortel grandissait jusqu'au point où il quittait le corps mortel. Ainsi qu'un papillon sortant de sa chrysalide, l'Immortel, l'Homme réel, se défaisait de sa dépouille pour s'élancer vers les régions paradisiaques.
Le Huangting jing fut révélé par Laozi. Dans cette croyance des Han, on ne peut trouver rien qui choque. Les commentaires du Daode jing de l'époque – les plus anciens que l'on connaisse – expliquent les maximes du Vieux Maître en termes physiologiques. À l' alchimie interne (nei dan) correspondait une alchimie externe (wai dan), évidemment sous le patronage du Huangdi.
Au centre des préoccupations alchimiques était le « raffinement du cinabre ». Le sulfure de mercure était transformé en vif-argent, puis reconverti en sulfure ; c'était la grande transformation cosmologique – une fois Yin, une fois Yang – dans un creuset. La transmutation neuf fois répétée (neuf est le nombre correspondant au Yang suprême) faisait du cinabre la drogue de l'Immortalité par excellence. Il semble que les taoïstes, au moins sous les Han, connaissaient les propriétés toxiques du cinabre et que l'absorption pure et simple, sauf peut-être à très petites doses, n'était pas pratiquée. Mais l'opération du raffinement avait déjà en soi une vertu cardinale : celle d'accélérer le temps. Tandis que le passage du Yang suprême au Yin suprême prend dans le macrocosme la période d'un an, cela ne demande dans le creuset de l'alchimiste que le laps de temps nécessaire à la transformation du cinabre en mercure et vice-versa. Accompagné invariablement par les méditations d'alchimie intérieure (les chambres de méditation reproduisaient le microcosme), le fœtus immortel vivait une année à chaque mutation (selon la légende, Laozi aurait vécu neuf fois neuf ans, soit quatre-vingt-un ans dans le sein de sa mère avant de naître). Détail non négligeable : les vapeurs qui se dégagent pendant qu'on chauffe le mercure devaient provoquer des hallucinations.
Respiration embryonnaire, pratiques sexuelles, alchimie intérieure et extérieure étaient loin d'être les seuls procédés. La Biographie des Immortels (Liexian zhuan), recueil hagiographique datant des Han postérieurs (23-220), donne, à travers les légendes des saints, un inventaire, fort long, d'autres procédés : abstinence de céréales (les céréales nourrissaient les Trois Vers ou Trois Cadavres à l'intérieur du corps humain : ce sont des esprits démoniaques, à l'origine de la décrépitude et de la mort) ; absorption de drogues végétales (le champignon de l'Immortalité ; les graines du pin, arbre toujours vert) et minérales, que les adeptes recueillaient au cours de leurs randonnées lointaines dans les montagnes ; autocrémation, c'est-à-dire transmutation par le feu ; gymnastique alliée aux pratiques respiratoires ; procédés magiques, astrologiques, etc.
Parmi les Immortels du Liexian zhuan, on trouve nombre de héros de l'Antiquité, tel que Pengzu, qui vécut 800 ans. « Il mangeait régulièrement de la cannelle et des agarics ; il excellait dans la gymnastique et l'art de conduire le souffle. » Pengzu était l'objet d'un culte populaire : on lui adressait des prières et des sacrifices pour demander le vent et la pluie.
On trouve encore la biographie d'un personnage historique : Dongfang Shuo, courtisan à la cour de l'empereur Wu de la dynastie des Han (141-87). Ce « fou du roi » fut tôt l'objet d'un grand nombre de légendes. Il posa en « sage caché » fuyant le monde, non pas dans la réclusion des montagnes, mais au sein de la foule à la cour.
L'influence du taoïsme
En réalité, bien que le taoïsme ait été frappé d'ostracisme par les lettrés bureaucrates, les magiciens taoïstes, maîtres à recettes (fangshi) et spécialistes de toutes sortes de techniques n'étaient pas rares à la cour des empereurs Han. De même que les empereurs dépendaient de leurs ministres confucéens pour la politique, ils cherchaient à obtenir des taoïstes l'accroissement de vitalités (les harems !), la longévité, etc., qui non seulement leur donnaient une stature de surhommes, mais encore devaient les imposer aux masses comme souverains divins. Un fangshi célèbre à la cour du grand empereur Wu fut Li Shaojun. Alchimiste, il fabriqua une vaisselle d'or qui donnait aux mets la vertu de procurer une longue vie ; nécromancien, il évoqua devant l'empereur l'esprit d'une concubine regrettée. C'est encore sous l'inspiration taoïste que l'empereur Wu célébra, en l'an 110 av. J.-C., le fameux sacrifice Feng sur la montagne sacrée du Taishan, le pic de l'Est, pour proclamer la réussite parfaite de la dynastie. Pour ce rite complexe, qui comportait de nombreuses offrandes aux Immortels (hommes-montagnes, d'après l'étymologie consacrée du caractère), l'empereur Wu ne consacra pas seulement son hégémonie, mais il devint encore lui-même sur-surhomme, un « Homme réel », un « Homme grand » à l'instar des saints taoïstes.
Ces ambitions à la fois politiques et individuelles conduisirent les dirigeants à protéger les fangshi, ainsi qu'à adopter les cultes taoïstes au sein de la religion officielle.
Pendant l'interrègne de l'usurpateur Wang Mang (9-23), ce dernier chercha à se justifier en prétendant avoir reçu des lettres d'investiture (fuming) des Immortels, et posa en saint sauveur. Après la restauration de la dynastie, l'empereur Huan (147-168) fit des sacrifices à Laozi en tant que dieu. Ces rites étaient assimilés au grand sacrifice annuel que tout empereur doit rendre au Ciel. Cet événement, unique dans l'histoire de la Chine, consacra la divinisation de Laozi qui s'était produite dans les milieux taoïstes de son temps (cf. infra).
Après la chute de l'empire des Han, les traditions du taoïsme ésotérique furent largement adoptées par l'aristocratie. Les historiens expliquent que ce fut la faillite du confucianisme officiel qui ramena les lettrés à l'évasion mystique et alchimique. Quoi qu'il en soit, pendant la période troublée des guerres civiles appelée époque des Trois Royaumes (220-280), les fils de famille se livrent aux pratiques de Longue Vie aussi bien qu'aux digressions philosophiques sur les maîtres taoïstes. Un des plus célèbres fut Xi Kang (223-262). Il est surtout connu en Chine en tant que poète, mais il laissa aussi un livre sur les techniques pour « nourrir la vie ». D'excellente famille, Xi Kang affecta une vie de loisirs. Il forma, avec des amis, selon la tradition, le club des Sept Sages de la Forêt de Bambous. Ils s'enivraient ensemble, composaient des poèmes et échangeaient des propos empreints de la mystique de Zhuangzi, qualifiés de qing tan, discours gratuits. Xi Kang pratiqua les techniques du souffle et s'adonna à la forge ; il aimait jouer du luth. C'est dans ce même milieu qu'on rencontre les premiers peintres de paysage, art si proche des idéaux taoïstes de randonnée spirituelle. Dans leurs écrits, ils rappellent les paroles de Laozi : « Sans sortir de sa porte, connaître le monde ! » (chap. xlvii). Le plus grand calligraphe que la Chine ait connu, Wang Xizhi (306-361), fut aussi taoïste. Les écrits de Zhuangzi, quasiment oubliés sous les Han, connurent alors une vogue nouvelle. Le commentaire de Guo Xiang (mort en 312) sur le Zhuangzi, ainsi que ceux de Wang Bi (226-249) sur le Daode jing et le Yi jing (Livre des mutations), introduisirent une exégèse nouvelle connue sous le nom de Xuan xue, l'École mystique. Ces commentaires restent l'interprétation la plus suivie jusqu'à nos jours. C'est sans doute aussi pendant cette période de redécouverte du taoïsme mystique (on appelle parfois ce courant le « néo-taoïsme ») que fut constitué, à partir de bribes anciennes et de passages empruntés au Zhuangzi, le Liezi tel que nous le connaissons.
Le Xuan xue resta pendant plusieurs siècles la doctrine métaphysique dominante de l'intelligentsia chinoise et influença profondément les premiers lettrés et maîtres bouddhiques. Le poète Xie Lingyun (385-433), dont le nom est lié au développement du chan (dhyāna), les patriarches Huiyuan (334-417), lié à l'amidisme, et Dao'an (314-385) furent tous imprégnés du Xuan xue.
Les bouddhistes, à leur tour, influèrent profondément sur le taoïsme ésotérique. Bien que les pratiques physiologiques n'aient jamais cessé d'exister (la popularité ininterrompue de la boxe taoïste, taijiquan, en est la preuve), elles diminuèrent en importance dans la recherche de l'Immortalité.
Ge Hong est un dernier représentant du taoïsme à prédominance technique ; mais, dans son livre, le Baopuzi, il avoue n'avoir pas mis en œuvre lui-même un grand nombre des pratiques et recettes qu'il mentionne.
Dans la seconde moitié du ive siècle (sous la dynastie des Jin orientaux) apparaît un taoïsme nouveau, où les pratiques physiologiques se trouvent transposées sur le plan spirituel. Dans les écrits issus de la secte du Maoshan (cf. infra), les procédés sexuels, alchimiques et même respiratoires deviennent des exercices mentaux. L'adepte, en transe, crée mentalement une déesse avec laquelle il s'unit. « Les agarics de l'Immortalité, c'est dans votre cœur qu'il faut les chercher », dit l'une d'elles à un des fondateurs de la secte. La fortune du taoïsme du Maoshan fut considérable. Elle fut prépondérante dans les milieux taoïstes lettrés durant toute l'époque Tang (618-907). C'est au xe siècle que ce courant ésotérique se transforme à nouveau sous l'influence conjointe du bouddhisme tantrique et du bouddhisme chan. Les sectes du taoïsme moderne se réclament toutes, sous une forme ou une autre du patriarche Lü Dongbin. Or, s'il exista, Lü Dongbin est un personnage entièrement constitué à partir de légendes. Dans la religion populaire, il est un des baxian, les Huit Immortels toujours ivres, demi-dieux qui sont à la limite du profane et du sacré.
Du point de vue doctrinal, l'ésotérisme moderne se fonde sur le Zhouyi santongji (La Triple Concordance du Yi jing), prétendu livre classique, prétendu apocryphe de l'époque Han, prétendu livre révélé de la secte du Maoshan, en réalité contrefaçon tardive (xe s. ?). Le texte, obscur et dense à l'extrême, se prête à un grand nombre d'interprétations. L'application la plus courante se trouve dans le nei dan (l'alchimie intérieure). Par l'introspection, on dirige les souffles de certaines parties du corps et on les amène à s'unir. De cette hiérogamie naît l'embryon de l'Immortalité. Les doctrines changent, mais les notions fondamentales restent. Dans certaines sectes empreintes de bouddhisme tantrique, ces exercices s'accompagnent d'actes sexuels. Pourtant la légende veut que Lü Dongbin, arrêté sur son chemin par une courtisane – car il était fort bel homme –, l'ait repoussé en disant : « Ne vois-tu pas que je suis enceint ? »
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Écrit par
- Kristofer SCHIPPER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)
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ALCHIMIE
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- LI YUAN ou GAOZU (566-635) empereur de Chine (618-626)
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- COSMOLOGIES, philosophie
- PRINCIPE
- MAOSHAN [MAO-CHAN]
- MAÎTRES CÉLESTES
- YANG XI [YANG HI] (330-?)
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- ZHANG JUE [TCHANG KIO] (fin IIe s.)