TATOUAGE
Le tatouage dans nos sociétés postmodernes
Le tatouage a surtout connu une axiologie négative dans les sociétés hiérarchisées ou dans les sociétés de souveraineté, telles que les décrit Gilles Deleuze, même s'il a été à la mode chez les têtes couronnées de se faire tatouer à la fin du xixe siècle. L'histoire a aussi gardé le souvenir de Bernadotte, maréchal d'Empire devenu roi de Suède, refusant de se faire saigner parce que son bras portait un « Mort aux rois » datant de la Révolution. Arboré par les marginaux, les galériens, les criminels, il a aussi perduré chez les soldats pendant la Seconde Guerre mondiale, tatoués pour que leur cadavre soit reconnu, ou porteurs de marques mélodramatiques et amoureuses pendant la guerre du Vietnam. L'inscription amoureuse, en s'incarnant dans la peau, renforce l'attachement par le prix du sang et le caractère indélébile.
Un pratique déritualisée
L'apparition de ce que Gilles Deleuze appelle les « sociétés de contrôle » à la fin du xxe siècle change le statut du tatouage, comme celui du corps en général. Si le regard social se transforme, c'est parce que le signe d'infamie devient un signe d'ornementation, sans perdre toutefois sa signification marginale ou communautaire dans un premier temps. Porté dans les années 1960 par les bikers (motards), les Hell's Angels notamment, il représente des symboles violents, des têtes de mort, des svastikas, qui se lisent comme un stigmate de rupture avec la société et entraînent le rejet. Dans les années 1970, les Punks usent de tatouages guerriers, de signes de mort, de figures de divinités antiques inscrites sur des corps dévastés. La décennie suivante voit proliférer des tatouages concernant des communautés sexuelles minoritaires à pratiques sadomasochistes. Les motifs sont violents : guerriers géants, femmes sexy avec des lanières de cuir... S'y adjoint aussi le branding (marquage au fer rouge) dans des cérémonies sadomasochistes intégrant la douleur dans un « rite » expiatoire ou de soumission à un maître ou à une maîtresse. Au cœur d'un jeu d'adultes consentants, le branding mime des signes d'asservissement anciens, et dénote un processus de jouissance dans la douleur et de la force d'endurance des esclaves sexuels. Il évoque également le marquage animal, tout en ayant aussi parfois un sens politique. La cérémonie de domination et la marque renvoient à l'oppression que font peser sur les corps les sociétés disciplinaires, que Foucault a décrites et que Deleuze, allant au-delà, a appelées « sociétés de contrôle ». À partir des années 1990, le tatouage se banalise et, absorbé par la mode, il connaît une expansion qui doit plus au mimétisme qu'aux choix identitaires, sexuels ou tribaux. Des kits de tatouage provisoire en vente dans le commerce témoignent bien de la perte de sens de cette inscription cutanée. Des tatouages éphémères au henné contribuent à renforcer cette évolution, sauf à être les esquisses préparatoires d'un dessin à venir.
Si le tatouage n'a plus un sens religieux ou mystique, ses adeptes revendiquent néanmoins un lien avec des formes tribales, païennes de rituels abolis par la culture judéo-chrétienne, mais qui ne sont souvent, comme dans les rituels déchristianisés des sociétés de la sortie du religieux, que des bricolages privés, sans plus aucun lien avec une croyance collective. Objet esthétique et libérateur à la fois, il demeure cependant une épreuve physique forte et permet d'exprimer quelque chose de soi. Lors des tatouages en public dans les salons, l'exhibition de l'opération, l'ostension des plaies sous un pansement de plastic transparent, le dialogue avec les visiteurs pendant l'acte, font partie d'une mise en scène narcissique. Au-delà des motifs disponibles sur catalogue, certains tatoués n'hésitent pas à créer eux-mêmes[...]
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Écrit par
- Catherine GROGNARD : médecin dermatologue attachée au C.H.R. de Tours
- Dominique PAQUET : docteur en philosophie, écrivain
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