TECHNIQUE ET ART
Art et connaissance
À ce nouveau stade historique de la division du travail que le capitalisme industriel institue au cours du xviiie et surtout du xixe siècle, la séparation de l'art et de la technique n'est donc qu'un aspect particulier d'un processus très général. Mais elle constitue un fait de civilisation remarquable en ce qu'elle atteste, concernant la pratique artistique dans sa différence avec la pratique scientifique, une sorte de réduction ou d'appauvrissement, ainsi qu'un rejet dans la marginalité sociale.
L '« artiste » médiéval (qui n'était pas ainsi nommé) est un ouvrier spécialisé. Comme tel, il trouve sa place dans le système des corporations et son activité relève des « arts mécaniques », par opposition aux « arts libéraux » qui sont des savoirs. À l'âge de la Renaissance et du classicisme, le peintre et le sculpteur demeurent des techniciens. Certains d'entre eux accèdent cependant au rang d'intellectuels, pour autant que l'on reconnaît qu'ils coopèrent activement (c'est-à-dire « en acte », par une production qui est matérielle et non purement spéculative) à l'élaboration des concepts théologiques, moraux, politiques, scientifiques.
À l'aube du machinisme, la philosophie des Lumières va de nouveau modifier ce jeu d'oppositions duelles et définir de la sorte les fondements de l'idéologie artistique du capitalisme industriel naissant. Elle procède à deux opérations liées, dont la première est l'aboutissement des oppositions antérieurement ébauchées, mais dont la seconde est décisive : elle rejette toujours davantage hors de son propre discours les considérations sur la technicité de l'art ; surtout, elle dissocie l'art et la connaissance, c'est-à-dire deux aspects du travail intellectuel dont la culture de la Renaissance n'avait pas brisé l'unité. C'est cette dernière dissociation, parachevant la première par une plus grande abstraction et une plus grande spécialisation des composantes de toute forme de travail, qui aura les plus graves conséquences sur le statut social de la fonction artistique.
À cet égard, l'œuvre des encyclopédistes est déterminante. Le Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers procède, dans son intitulé même, à un certain découpage des pratiques humaines. Toutefois, dans cet intitulé, le mot « art » n'a pas son acception moderne. « Arts » et « métiers » opèrent une distinction interne aux « arts mécaniques » ; c'est-à-dire que la nouvelle classification des pratiques se détermine explicitement par référence aux catégories médiévales. Cependant, les « arts mécaniques » éclatent en deux sous-catégories : les « arts » et les « métiers » renvoient aux divers modes du travail manuel, selon que la part de la réflexion et du calcul l'emporte sur la part des manipulations, ou inversement. Il est en outre remarquable que l'ouvrage ne fasse pas état, dans les articles « Art » et « Artiste » rédigés par Diderot, du sens moderne de ces termes. Ce sens moderne est pourtant d'un usage courant, par exemple dans les Salonsde Diderot lui-même ou dans son Essai sur la peinture. Ces absences dans le titre et dans le texte de l'Encyclopédie témoignent donc de la difficulté réelle qu'éprouve l'idéologie des Lumières à définir le statut de l'art en relation avec les autres pratiques sociales. On voit en effet que cette idéologie exalte le caractère infiniment précieux des productions artistiques : bientôt, l'art sera sacralisé dans l'institution du musée (la fondation du Louvre date de 1793). Mais cette consécration aura pour effet de le rejeter dans l'inessentiel, dans la marginalité sociale.
La publication, au cours des années 1760, des onze[...]
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Écrit par
- Marc LE BOT : professeur à l'université de Paris-I
Classification
Média
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