TECHNIQUE ET ART
Le beau et l'utile
La conservation, par Diderot, des catégories médiévales qui répartissent les activités humaines en « arts libéraux » et « arts mécaniques » marque son intention de ne pas exclure ces derniers du champ de la culture, au moment même où la publication des planches de l'Encyclopédie concourt au développement des modes industriels de la mécanisation. Sans doute est-ce du travail artisanal que Diderot parle en termes d'« art » et d'« artiste » ; mais il entend aussi fonder sur la pratique manœuvrière en général cette « culture » technologique inventive qu'appelle l'industrialisation. Au contraire, en faisant des ouvriers de simples exécutants, plus particulièrement en morcelant leurs tâches, le capitalisme industriel du xixe siècle détruit toute possibilité d'un rapport concret de création entre l'homme et l'objet de son travail. Comme Karl Marx l'a analysé, l'abstraction, la libération formelle de la force de travail rendent celle-ci homologue de la marchandise ; elles la font entrer dans le système généralisé de la valeur d'échange et elles tendent à empêcher, en conséquence, qu'aucune relation concrète au monde et à autrui puisse s'établir à travers le travail industriel morcelé et à travers ses produits de série.
L'art du xixe siècle proteste contre cette dichotomie qui coupe le travail de ses finalités humaines, qui le sépare absolument de la culture, qui fait en conséquence de cette dernière un privilège discriminatoire, un instrument idéologique du pouvoir d'État et un signe d'appartenance à la classe sociale dominante. En effet, dans ces conditions, l'art lui-même se trouve nié en tant que mode de travail social, exclu des instances de responsabilité tout comme l'est, d'une autre façon, le prolétaire : l'art n'est plus que l'ornement de la richesse, un des signes de ses privilèges, en même temps qu'il devient un objet de spéculation marchande.
Au cours du xixe siècle, plusieurs symptômes d'une crise grave de la fonction artistique manifestent les réactions de l'art à cette marginalité imposée et à cette humiliation : le mythe romantique de l'artiste maudit et du philistin bourgeois ; les premiers débats publics, vers 1850, ayant pour thème les rapports de l'art et de l'industrie ainsi que les recherches d'« art appliqué » ; l'institution des « salons sans prix ni jury », vers 1880, qui viennent à la fois briser le monopole académique du Salon officiel et faire le jeu du nouveau marché de l'art dans le système commercial concurrentiel et spéculatif des galeries privées ; la querelle du réalisme social et du naturalisme où s'affirme abstraitement le désir de l'art de trouver une insertion efficace dans les luttes idéologiques de la société industrielle.
Au niveau de la théorie, ce sont les économistes et les politiques qui prennent l'initiative de poser à la fois la question du statut social de l'art et celle de ses rapports avec les procédures techniques de la production. Ces problèmes sont d'abord soulevés à propos des expositions internationales qui jalonnent la seconde moitié du siècle et où se font face les objets esthétiques et les objets techniques. Dans leur ensemble, ces théories prennent acte de la séparation de fait de l'art et du travail, de ce qu'on nomme alors le beau et l'utile, soit que l'on tente de les concilier comme aspects ou parties composantes de la production en général ; soit qu'on les oppose comme irréductibles l'un à l'autre ; soit qu'on cherche à les identifier par réduction du beau à l'utile.
Au niveau de la pratique artistique, les mêmes questions sont soulevées explicitement dans des œuvres relativement peu nombreuses et relativement[...]
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Écrit par
- Marc LE BOT : professeur à l'université de Paris-I
Classification
Média
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