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TECHNIQUE ET ART

Abstraction, fonction, production

Parce qu'il intervient après la révolution formelle de l'impressionnisme, l'art dit d' avant-garde des années 1910-1925 reprend ces questions dans des termes tout contraires. La base idéologique commune aux jeunes peintres de l'avant-garde est l'acceptation, comme fait de culture, de la modernité technique : celle de la production industrielle et celle aussi de la vie quotidienne dans le milieu urbain mécanisé. Cette acceptation implique que la création artistique est toujours solidaire des procédures historiques de transformation et de maîtrise de la matière ; qu'elle l'est donc nécessairement aussi de ses modalités techniques les plus actuelles. Telle est une des causes des scandales souvent très violents qui scandent l'histoire de cette avant-garde. Celle-ci refuse la disjonction de l'art et du travail, demande au contraire leur intégration. Le problème des relations de principe entre l'art et la technique devient le problème pratique d'une nouvelle insertion active de l'art dans la société technicienne, en tant que mode réel du travail social. L'art d'avant-garde prétend intervenir dans la production des formes, en relation positive avec la production industrielle et technique. Il entend coopérer, selon sa fonction propre d'ordonnateur de l'imaginaire collectif, à la transformation des rapports sociaux. C'est pourquoi le mythe de la machine et son image elle-même reviennent comme obsessionnellement dans des œuvres aussi diverses que celles de certains cubistes (Léger, Delaunay), celles des futuristes italiens, des constructivistes russes, du néo-plasticisme tel que le définit Mondrian, de Dada.

Cette avant-garde pose en principe que l'industrialisation et la technique moderne ont créé les conditions d'existence d'un nouveau type de collectivités sociales. Celles-ci, soit dit sommairement, devront relever d'un mode d'organisation qu'on imagine généralement de type socialiste. Mais le point décisif, ici, est que cette socialisation nouvelle doit se jouer aussi sur le plan esthétique : l'avant-garde considère en effet que les comportements du corps, en particulier la perception visuelle, vont de pair avec l'usage généralisé des nouveaux objets techniques, et ces comportements ont créé à leur tour les conditions historiques d'un nouvel ordre de la perception esthétique. Enfin, le lien nécessaire entre la nouvelle plastique et le social, sous ses nouveaux aspects déterminés par la technique, ressort de cette thèse fondamentale que, pour l'avant-garde, l'image artistique, dans son essence formelle, est toujours une projection utopique de l'espace social.

Sur le plan de la pratique artistique, pour se rendre capable de produire ce nouvel ordre de la plastique, l'avant-garde rompt sur tous les points avec l'ordre spatial de la représentation traditionnelle et avec ce que cet ordre implique concernant les rapports sociaux, concernant en premier lieu le rapport d'exclusion réciproque du travail et de la culture. L'avant-garde entreprend d'abord, dans ce but, de constituer un nouveau code iconique, un code non représentatif, inobjectif, «   abstrait ». Ce qui signifie deux choses : négativement, l'avant-garde accomplit la déconstruction critique de l'illusionnisme représentatif ; positivement, elle produit en effet des abstractions. Elle produit, elle porte à l'évidence dans ses œuvres « abstraites » les catégories de la perception esthétique et les conditions formelles de la pratique picturale : la couleur, les limites internes et externes des unités iconiques et du champ de l'image (formes, formats, schèmes de composition), enfin son support matériel lui-même ; bref, tout ce que Mondrian nomme le « moyen plastique », les données élémentaires invariantes de l'inscription de tout objet pictural.[...]

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<it>Au pays noir</it>, C. Meunier - crédits : DeAgostini/ Getty Images

Au pays noir, C. Meunier

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