TÉMOINS DU FUTUR. PHILOSOPHIE ET MESSIANISME (P. Bouretz) Fiche de lecture
Pierre Bouretz nous offre un prolongement de la somme de Julius Guttmann (Histoire des philosophies juives. De l'époque biblique à Franz Rosenzweig, 1996) en regroupant neuf philosophes juifs, de culture allemande, nés entre 1842 et 1905, à l'aube d'un xxe siècle apocalyptique : Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Walter Benjamin, Gershom Scholem, Martin Buber, Ernst Bloch, Leo Strauss, Hans Jonas, Emmanuel Lévinas. Témoins pour la plupart des « sombres temps », leur proximité et leurs divergences s'expriment tant dans leurs prises de positions concernant le sionisme et le retour à l'hébreu que dans leurs approches respectives de la raison et de la foi.
La rébellion contre l'assimilation et la prétendue « symbiose » judéo-allemande, le désir de n'être plus écartelé entre germanité et judéité, furent à l'origine des aspirations sionistes à la normalisation, et du « désir d'être heureux », formulé notamment par Hermann Cohen. Au « judaïsme du dedans » qu'incarna Franz Rosenzweig au terme d'un douloureux « retour » après sa tentation de conversion au christianisme, le sionisme allait opposer l'installation en EretzIsraël au nom de « la grande union de l'homme Adam avec la terre Adama » (M. Buber). Un tel idéal contredisait pourtant l'idée d'un Israël présent parmi les nations et témoignant pour elles de l'avenir messianique de l'homme. En même temps, comme l'a bien vu Leo Strauss, le sionisme politique comportait le risque d'une banalisation de la vie juive, de la « liquidation du passé », s'il ne restaurait pas la « culture » de la tradition juive, quitte à aboutir au sionisme religieux. En effet, la particularité du peuple juif tenant à son génie religieux, la restauration de l'État d'Israël n'était jamais que l'occasion d'accomplir « la loi sociale du judaïsme », de faire preuve, comme le souligne Emmanuel Lévinas, d'« invention politique », sans céder à l'impérialisme ou au désir de puissance.
Tels furent quelques-uns des dilemmes qui s'imposèrent à ces penseurs, doublés de la question du « retour » à l'hébreu, quel que fût le chemin de leur exil. L'hébreu devait-il demeurer exclusivement tourné vers l'étude et la prière ? La langue sacrée, en devenant profane, ne risquait-elle pas de s'épuiser rapidement, comme le craignait Gershom Scholem ? Son rôle est de toute façon central. Et on peut voir, dans la traduction de la Bible qu'entreprirent Rosenzweig et Buber dès 1925, à la fois un désir de restituer « le dire primitif du texte » que Lévinas comparait au geste de Heidegger vis-à-vis des présocratiques, et un « cadeau d'hospitalité au peuple allemand de la part des Juifs avant de quitter le pays ».
Confrontés à la déréliction du présent, tous ces « témoins du futur » ont défendu l'idée d'un messianisme sécularisé, sous sa forme politique ou intellectuelle, appelant les hommes à édifier un monde de paix et de justice. En ce sens, on peut dire qu'ils ont cherché à la fois à approfondir et à dépasser la tradition dont ils étaient porteurs. À travers la suite de portraits philosophiques qu'il propose, le livre de Pierre Bouretz expose, sans en atténuer la complexité, les différentes facettes de ce débat entre sécularisation et tradition. Pour Hermann Cohen, l'espoir peut se concrétiser dans l'institution d'une « religion d'adultes » où la Torah, de stricte observance des commandements, devient objet d'enseignement, la Loi est alors intériorisée sous forme de prière – actualisation anticipée de la Révélation. L'espoir passe également par une méditation sur l'exil d'Abraham, fondement de cette « survivance » qu'est le peuple[...]
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Écrit par
- Sylvie COURTINE-DENAMY : docteure en philosophie, écrivain, traductrice